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tout ouvert dans l’étude du passé national, d’un passé dont presque tout, hommes et choses, intérêts de nation et intérêts de classe, est encore actuel, vivant, saignant, et où les nécessités reçues du cadre historique garantissent jusqu’à un certain point l’irresponsabilité, le franc-parler de l’écrivain? Les vocations poétiques qui survivent ou qui peuvent surgir dans le pays n’ont-elles pas encore là une perspective plus séduisante que les tortures inédites de la rime et de l’alexandrin? Où trouver, en effet, plus de sombre, fantasque et terrible poésie que dans cette exceptionnelle histoire qui, à ne parler que de la première période, débute comme le sabbat de Faust pour finir comme une nuit de Tibère? Quant à la littérature de mœurs, je n’ai pas besoin d’expliquer qu’elle y serait tout-à-fait chez elle. — Oh! les curieuses pages de Cooper et les bons proverbes de Cervantes que nous ont gâtés là, par parenthèse, la plupart des dix ou douze historiens d’Haïti! Toute cette histoire qui pourrait être faite en dictons et en images, on nous l’a délayée en discours à la façon de Tite-Live et en systèmes à la façon de l’abbé Raynal.

Ce n’est point, par exemple, la faute des chroniqueurs de la première période (celle qui finit au livre de M. Dumeste), si nous ne prenons pas les chefs de l’insurrection noire de 1791 pour autant de Spartacus développant en style humanitaire, à quelque cent mille nègres imbus des principes de l’Encyclopédie, la théorie des droits de l’homme. Substituez à la théorie les dictons de l’atelier, remplacez Spartacus par le premier samba gouailleur qui, au bruit des coups de fouet, chantonna sournoisement ce refrain : Bâton qu’a batte chien noir batte chien blanc[1], ou par le premier esclave mécontent qui entonna au bruit des haches, dans quelque coupe d’acajou, cet autre refrain : Pitit hache coupé grand bois, et vous aurez, avec la vérité de plus, une version qui vaut bien l’autre. Les deux refrains devinrent proverbes, et l’imprudence de la population blanche, qui, en faisant intervenir les esclaves comme auxiliaires dans ses sanglans démêlés, leur permit de vérifier ces deux proverbes avec les armes et dans le sang même des blancs, — fit le reste. Après le brusque revirement qui livra l’autorité coloniale aux influences abolitionistes, qu’est-ce qui retint la plupart des insurgés, malgré les offres d’amnistie qui leur étaient faites, dans le camp espagnol, c’est-à-dire sous le drapeau de l’esclavage? Encore un proverbe, par lequel le chef Biassou entretenait habilement leur défiance du pardon : Quand ous mangé pitit tige, pas droumi dur[2]. Leur objectait-on que la discipline du camp de Biassou (lequel ne procédait guère avec ses subordonnés qu’à coups de pistolet et de sabre)

  1. « Le bâton qui bat le chien noir peut battre aussi le chien blanc. »
  2. « Quand vous avez mangé le petit du tigre, ne dormez pas dur (tenez-vous sur vos gardes).»