Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/1065

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’abordera pas de long temps, et pour cause, ce périlleux chapitre. On aurait mauvaise grâce à rire en sachant d’avance qu’on ne rira pas le dernier.

Un autre terrain, beaucoup moins dangereux parce qu’il n’est pas le domaine exclusif de la nouvelle aristocratie nègre, s’offre, à défaut de celui-là, à l’observation comique : nous voulons parler de la manie oratoire. L’Union s’en est encore emparée dans une boutade où est crayonné avec assez d’humour le type essentiellement local de l’ami spéculant sur la maladie de ses amis pour placer une oraison funèbre inédite. Souvent le contraire a lieu, et c’est le mort qui prend au dépourvu l’orateur ; mais celui-ci n’en a pas le démenti, car, plusieurs mois et même des années après, apparaît dans les journaux le « discours qui aurait dû être prononcé par le citoyen N. sur la tombe de N. » Si la grammaire et le sens commun ont beaucoup à souffrir de ces débordemens d’éloquence sépulcrale, où le vocabulaire chrétien, le vocabulaire maçonnique et le vocabulaire mythologique s’enchevêtrent dans des phrases d’une lieue, — l’humanité y trouve en revanche son compte. Les morts ont sauvé plus d’un vivant ; lors des massacres de 1848, plus d’un mulâtre dut principalement la vie à ce que les puissans du jour avaient eu ou comptaient avoir l’occasion d’utiliser ses connaissances calligraphiques pour donner à leurs oraisons funèbres l’orgueilleux accompagnement du « papier-parlé. » L’orateur nègre met en effet son point d’honneur à simuler la lecture, comme l’orateur blanc à simuler l’improvisation. Les plus raffinés ajoutent au luxe du « papier-parlé » celui des citations latines dont leur auditoire est grand amateur. Voici un échantillon du genre ; c’est le début d’un discours prononcé en chaire par un nommé Louis Daphnet lors du service solennel célébré, en 1831, à Jérémie, à l’occasion de la mort de l’abbé Grégoire :

« Quidquid disait : l’abbé Grégoire mortuus est ?… Non, frères et amis, l’abbé Grégoire n’est pas mort, non mortuus est. Il s’est seulement envolé sur les ailes séraphiques des chérubins vers l’Élysée où les philanthropes reposent dans le sein du grand architecte, etc. »

Ce quidquid et ce mortuus est avaient laissé de si profondes traces dans l’admiration populaire, qu’après les événemens d’avril 1848 Soulouque, qui la partageait, s’empressa d’appeler l’orateur à la rédaction en chef du Moniteur haïtien. À peine installé, Louis Daphnet alla mystérieusement annoncer de porte en porte qu’il était temps de réformer le journalisme jusque-là dévoyé par ces « petits mulâtres, » et, pour première réforme, il suspendit le Moniteur pendant trois mois, au bout desquels il mit au jour cette monstruosité caractéristique[1].

  1. Moniteur haïtien du 8 juillet 1848.