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«… Pourtant ces avides spectateurs trouvent quelquefois certaines jeunes commères dont le front et l’insouciance inconcevables font baisser leurs regards hardis et effrontés. Celles-ci, une fois jetées dans ce défilé vivant, où des milliers de regards plus ardens que des boulets rouges sont dirigés contre elles, s’arrêtent un instant, croisent leurs deux mains sur le poignet de l’ombrelle que leur marche lente et mesurée fait balancer comme qui dirait le poids d’une pendule ; puis, pinçant leurs lèvres et fronçant leurs sourcils, elles serrent le pas et se dandinent lentement comme un vieux tambour-major rompu au métier. Leurs mantelets garnis et transparens flottent librement comme pour narguer les spectateurs ; leurs ailes fines et dentelées passent légèrement sur leurs visages ou s’accrochent parfois à quelques jabots plissés et raidis d’amidon… Alors le sein se découvre tout entier, — il est bondissant comme la gorge d’un pigeon ; le cou étale des colliers de perles précieuses dont l’agrafe est un cœur percé d’une flèche empoisonnée. À travers les fines mailles des gants blancs, on peut compter jusqu’à dix ou douze bagues, conquêtes de l’amour. Leurs anneaux à cheveux, à part l’idée affligeante que chaque brin appartient à des têtes différentes, sont d’un travail exquis et tranchent délicieusement avec des oreilles fines et veloutées. Rompus par des études soutenues, les nerfs de ces habiles praticiennes sont devenus plus élastiques que la gomme elle-même, et le corps par conséquent obéit merveilleusement à leur impulsion. Leurs regards fixes ne se reposent sur nul objet. À ces ondulations de corps et de hanches, les spectateurs ébahis reculent, baissent les yeux ou toisent obliquement les belles dédaigneuses, dont les mille contorsions clouent la langue des médisans à leurs palais amers. »


À l’heure qu’il est, la politesse est mieux comprise dans le beau monde de Port-au-Prince. Outre que les emprisonnemens, les bannissemens, les fusillades, ont singulièrement éclairci cette impertinente haie de curieux, — les grandes dames du jour trouveraient dans la considération dont jouissent leurs dangereux époux, et au besoin dans leur propre poignet fortifié par les salutaires exercices de la vie des champs et des halles, un porte-respect suffisant. Quant aux nouveaux gentilshommes, — des gentilshommes pour tout de bon cette fois, — ils se prennent assez au sérieux[1] pour donner l’exemple du savoir-vivre à ceux des bourgeois qu’ils ont bien voulu laisser vivre. Tels ivrognes du Morne-à-Tuf[2], qui poussaient naguère le culte de l’égalité démocratique jusqu’à forcer à coups de poing l’entrée des salons mulâtres, n’ont plus maintenant à la bouche que les cérémonieuses appellations de baron et de baronne, soit qu’ils daignent promener leur affabilité plus ou moins désintéressée dans les boutiques et les cabarets de la ville, soit que, négligemment accroupis sur leur porte, ils échangent les nouvelles de la cour en se grattant la plante des pieds.

  1. Ils tiennent beaucoup plus à leur titre nobiliaire qu’au grade qui le leur a conféré. Saluer, par exemple, un commandant nègre par son titre de commandant, c’est s’exposer presque à coup sûr à cette verte réplique : « Moi pas commandant, moi baron ! »
  2. Autrefois le faubourg Saint-Marceau de Port-au-Prince, et par conséquent le faubourg Saint-Germain d’aujourd’hui.