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CHOUBINE, bas. — La voilà partie!... (Haut.) Mais enfin comment les autres ne se sont-ils pas aperçus qu’il était échappé?..

ORINA. — Les méchans, les meurtriers, tu veux dire. Oh! voilà... Il est entré un homme,... un Cosaque,... non; je m’étais bien doutée que c’était un Tartare;... un Cosaque est chrétien... Il avait donc son couteau à la main... L’enfant était là, saint Michel à sa droite, saint Nicolas à sa gauche, et lui, le petit, cassait des noisettes... L’homme vient,... il me pousse;... attends donc... Il s’appelait Gheraz.... il avait encore un autre nom...

CHOUBINE. — Très bien, je comprends;... mais comment l’enfant s’en est-il allé?

ORINA. — Je vous l’ai dit cent fois. Saint Nicolas l’a pris en croupe sur un beau cheval blanc, et saint Michel a mis un agneau à sa place.

GREGOIRE. — Oui, oui, comme au sacrifice d’Abraham.

ORINA. — Abraham était là aussi.

CHOUBINE. — N’as-tu pas rencontré aujourd’hui dans la rue un jeune homme avec un cafetan rouge et un bonnet d’agneau noir?...

ORINA. — Chut! nous avons causé une heure ensemble.

CHOUBINE, bas à GREGOIRE. — Hein? (Haut.) Ah! vous avez causé? Encore un verre, Orinka.

ORINA. — Oui, j’étais, comme toujours, assise sur la pierre du seuil de son palais... la seule pierre qui reste de ce beau palais... Oh! le monstre qui a tout détruit, tout ce qui appartenait à ce cher enfant! Que toute sa postérité soit maudite!.... Tous les jours je vais là filer ma quenouille. Il me semble le voir encore, ce pauvre petit, qui saute dans l’herbe, et qui mêle mes pelotons...

CHOUBINE. — Ce jeune homme t’a donc parlé?...

ORINA. — Il avait son bonnet enfoncé sur les yeux, et le collet de son cafetan relevé. Il s’est assis auprès de moi, et m’a dit : — Bonne mère.... Tenez ! je me suis sentie comme frappée d’un coup.... J’ai cru que mon cœur changeait de place... N’est-ce pas là qu’était le palais du tsarévitch? — Oui, dis-je, et que Dieu le conserve, et confonde ses ennemis! — Amen! a-t-il dit. Puis il m’a dit cent choses..... Si je connaissais le tsarévitch et puis la tsarine... dans quel couvent ce scélérat de Boris l’avait enfermée... et puis ses oncles... Grégoire Nagoï aime-t-il toujours bien l’eau-de-vie vieille? — Et Ivan Lenskoï vit-il encore? — Et puis nous avons parlé du palais... Quel beau palais! La grande salle de madame, et l’estrade avec le tapis de Perse, qu’il a gâté en répandant des confitures... Enfin nous ne nous lassions pas de parler de ce temps-là.

CHOUBINE, bas à GREGOIRE. — Elle n’est pas folle maintenant.

GREGOIRE. — Et ce jeune homme?...

ORINA. — Enfin il s’est levé. — Tiens, Orinka Jdanova, dit-il, prends ces dix ducats. Adieu. — Et il m’a embrassée, ce cher enfant! Oh! qu’il est beau!

CHOUBINE. — Et tu l’as reconnu?

ORINA. — Dès que je l’ai aperçu.

GREGOIRE. — Qui est-il?

ORINA. — Personne ne le saura jamais... c’est-à-dire vous le saurez bientôt... Et toi, moine, si tu es parent ou ami de ce monstre de Tartare qui est