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adieux. — Nous partons pour sainte Russie, que dirons-nous à tes parens? — Chers compagnons, sainte Russie, hélas! je ne la verrai plus. Faites mes adieux à ma mère, mes adieux à tous mes amis. Vous direz à ma fiancée qu’elle cherche un nouvel amant[1]. » (Entre Choubine, menant en bride un cheval chargé de sacoches.)

CHOUBINE, à part. — De fièvre en chaud mal! J’échappe aux Tartares, et.je tombe sur un Zaporogue! Saint Nicolas, ayez pitié de nous!

YOURII, l’apercevant et le couchant en joue. — Halte-là ! Qui es-tu? Que viens-tu faire ici?

CHOUBINE. — Ah! seigneur ataman[2], ne tuez pas un chrétien orthodoxe ! Hier les païens ont failli me prendre. Notre petite caravane s’est dispersée, et je me suis perdu dans cette forêt en fuyant.

YOURII. — As-tu de quoi manger?

CHOUBINE. — La moitié d’un pâté et quelques galettes.

YOURII. — Vite, déjeunons de ce que le bon Dieu nous envoie. Vous autres Moscovites, vous marchez prudemment, toujours bien approvisionnés. (Il mange avec avidité.)

CHOUBINE. — Tu enterrais un mort, et tu manges sans te purifier.

YOURII. — L’eau est à plus de trois verstes d’ici, et il y a deux jours que je n’ai mangé. Allons, mange; il y en a pour deux.

CHOUBINE. — Mon père ataman, ne fais pas attention à moi.

YOURII. — Tu as vu les Tartares, de quel côté vont-ils?

CHOUBINE. — Vers le sud, mon petit père. Je les ai aperçus de loin, et me suis hâté de fuir. Hier, j’ai traversé un champ de bataille couvert de cadavres sans tête. C’étaient des chrétiens sans doute?... Malheur sur nous!

YOURII. — Oui, ils nous ont surpris, les chiens! Dix contre un; mais qu’y faire? Tiens, voilà ce qui reste du plus brave ataman qui ait porté la masse d’argent.

CHOUBINE. — Que le Seigneur lui ouvre son paradis... Pourquoi ce sourire? Serait-ce un païen?

YOURII. — Les morts sont morts. Maintenant il est temps de partir.

CHOUBINE, à part. Il ne me demande pas la bourse ou la vie. (Haut.) Seigneur ataman... je suis un pauvre marchand d’Ouglitch... égaré dans ce bois…

YOURII. — Ouglitch! c’est là que le fils du tsar Ivan fui assassiné?

CHOUBINE. — Assassiné! je n’ai pas dit cela... Il est vrai qu’il y est mort.

YOURII. — Tout le monde sait qu’il a été assassiné par l’ordre de Boris.

CHOUBINE. — Boris est notre glorieux tsar, que le Seigneur le protège il la sainte Russie!... Ne parle pas mal de lui, mon père.

YOURII. — As-tu peur que ces arbres ne lui répètent qu’il est un meurtrier?... À ce que je vois, vous autres Moscovites, vous vous êtes laissé couper la langue par votre glorieux tsar. Nous autres, libres enfans de la steppe, nos lèvres et notre cœur parlent à la fois.

CHOUBINE. — J’estime les Cosaques. Ils sont orthodoxes et font la guerre

  1. C’est la traduction presque littérale d’une ancienne chanson cosaque.
  2. On donne par courtoisie le titre d’ataman à de simples Cosaques.