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saints!... Non, Jamais... Je le vois toujours, ce malheureux enfant... Tiens, tiens, là-bas... le vois-tu?

YOURII. — C’est ma capote blanche. Il n’y a pas d’enfant ici.

GHERAZ. — Il m’aimait, le pauvre innocent!... Il jouait toujours avec moi... Il avait tes yeux bleus... tes cheveux blonds... il avait ce signe que tu as sous l’œil droit. C’est pour cela, vois-tu, que je t’ai sauvé des flammes... Je t’ai adopté... j’ai voulu racheter mon crime... je voulais t’appeler Dimitrii... je n’ai pas osé.

YOURII. — Iouchka, Dimitrii, qu’importe? Seulement je ne sais quel nom mettre après. Mon père a toujours négligé de se faire connaître.

GHERAZ. — Tu lui ressemblais... Souvent j’étais tenté de tomber à tes genoux et de te demander grâce... D’autres fois je te croyais un démon acharné après moi... Ta vue me rappelait l’innocent... Vingt fois j’ai été sur le point de te tuer...

YOURII. — Merci de ne l’avoir point fait.

GHERAZ. — C’était ma pénitence de t’avoir sauvé, pour revoir sans cesse auprès de moi le fantôme qui me torturait... Quel âge as-tu?

YOURII. — Vingt ans, je crois. N’avais-je pas douze ans quand tu m’as enlevé?

GHERAZ. — Il aurait vingt ans. Il régnerait aujourd’hui!... Oh! je suis damné! damné! Je le sens bien, il n’y a pas de miséricorde pour moi... Au moins dis partout que c’est Boris qui l’a tué... Il m’a donné une bourse d’or, puis il a voulu me faire mourir aussi... Oh! que ne puis-je publier mon crime... me confesser à un évêque et mourir absous !

YOURII. — Il vaut mieux ne pas mourir. Allons, calme-toi, père ataman; essaie de dormir.

GHERAZ. — Dormir!... Il y a long-temps que je ne dors plus... Le soir, au pied de mon lit, dans nos bivouacs, quand les feux s’éteignent et que le brouillard tombe sur la steppe, il vient auprès de moi... Maintenant encore il me fait signe... là, contre cet arbre... tout blanc...

YOURII. — C’est un bouleau. Rassure-toi. S’il y avait un revenant, nos chevaux auraient peur.

GHERAZ. — Yourii, je souffre horriblement... je vais mourir... Dans ma selle, il y a cent vingt ducats cousus entre deux cuirs... Tiens, prends encore ceci... c’est sa croix de baptême[1]... Il y a quelque chose écrit dessus... son nom sans doute... Je n’ai jamais osé la vendre... Toi, tu le peux. Il y a du sang sur cette croix, mais tu ne l’as pas versé... Si tu la vends, tu seras riche. Tu feras dire des prières pour moi...

YOURII. — Assurément.

GHERAZ. — Maintenant, adieu... Prie pour moi, si tu en as le courage….. récite les prières que tu sais.

YOURII. — C’est que je ne m’en souviens guère... Voyons cependant : — Notre père, que votre volonté soit faite...

GHERAZ. — Que votre volonté soit faite!

  1. Tout enfant né dans la religion gréco-russe reçoit de son parrain une croix à l’occasion de son baptême, et l’usage est de la porter toujours suspendue au cou.