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cependant le père Gelase, notre pope, dit qu’en notre qualité de Zaporogues, nous entrerons au paradis tout bottés.

GHERAZ. — Des Russes... orthodoxes... j’en ai tué... mais en guerre... Des païens de la Pologne ou des Tartares... ce n’est pas cela qui m’effraie... Mais, Yourii, tu as été tonsuré...

YOURII. — Oui, je serais peut-être moine ou jésuite à l’heure qu’il est, si tu n’avais mis le feu au séminaire, coupé le cou au régent qui me fouettait et rôti mes camarades... Est-ce là ce qui te chagrine?... Ma foi! je te remercie de m’avoir fait Zaporogue. Tu pouvais me laisser dans le feu avec les autres...

GHERAZ. — Ah! Yourii, si tu étais moine, tu pourrais m’absoudre peut-être... ou prier pour moi... Ne peux-tu?... Ah! le voilà !... la gorge ouverte, qui palpite comme une colombe... Il me poursuivra donc toujours!...

YOURII. — Qui? le Tartare... Je t’ai dit qu’il est à bas... Ce n’est pas lui qui viendra te chercher ici.

GHERAZ. — Mon cher Yourii... il faut que je t’ouvre mon cœur... mais tu me diras après si je dois espérer encore... Oh! non, tu me diras que c’est impossible!...

YOURII. — Serre ta ceinture sur la plaie, au lieu de parler et de te démener ainsi.

GHERAZ. — Écoute-moi... Je suis un grand criminel... mais, ô mon Dieu! il y a un plus grand coupable que moi... Boris ! Boris! je t’attends en enfer... je t’y reverrai, et ce sera ma consolation.

YOURII. — Boris, le tsar de Moscou?... j’espère bien qu’il ira en enfer. Il nous vend la poudre et l’eau-de-vie au poids de l’or; il nous fait la guerre, ou bien il avertit le Tartare de nos expéditions.

GHERAZ. — Ah! si tu le connaissais, cet infernal trompeur!... C’est lui qui fut l’assassin, non pas moi.

YOURII. — Tous les Moscovites nous disent qu’il a fait assassiner à Ouglitch Démétrius, le fils du Terrible; mais que les Moscovites s’entre-tuent, que nous importe à nous autres Zaporogues?

GHERAZ. — Oui, c’est Boris, c’est lui!... Mais, moi... Je n’aurai jamais la force de le dire.

YOURII. — Tu t’épuises à parler, et demain il faudra remonter à cheval.

GHERAZ. — Demain... Il n’y a plus de lendemain pour moi... Oui... un lendemain terrible! Mon fils, donne-moi ta main... C’est moi, moi... séduit par for de Boris, qui ai enfoncé le couteau dans la gorge de l’innocent. — «Regarde donc, Evanghel, mon beau collier, » disait-il en écartant sa veste[1]... Je l’ai frappé, là, au cou... un enfant de dix ans, qui ne m’avait jamais fait de mal... Tu retires ta main... Ah! je meurs maudit... et Boris! il règne et prospère.

YOURII, après un silence. — Un enfant de plus ou de moins... Quand nous mettons le feu à un village, que deviennent les enfans?... Et puis, par compensation, tu as tué bien des Tartares.

GHERAZ. — Le sang chrétien! le sang des tsars! le dernier rejeton des

  1. Telle est la tradition populaire consacrée par les annalistes russes,