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Gheraz Evanghel. Je l’ai laissé dans un bois avec une flèche tartare entre les côtes. — Nos vieillards ne disent-ils pas : « Celui qui abandonne un camarade dans la peine, celui-là aura la mort d’un chien? »

GHERAZ. — Je ne t’ai fait que du mal... et pourtant tu es resté seul auprès de moi !

YOURII. — C’est vrai que tu as la main lourde, et parfois il me semblait que tu m’avais pris en haine; mais aussi n’est-ce pas toi qui m’as appris à mener un cheval, à tirer de l’arquebuse, à couper une tête de Tartare?... (Il examine ses armes et sa corne à poudre.) Encore trois coups à tirer. Les anciens disent que, quand on a trois charges de poudre, on peut en employer une à tuer un lièvre pour son diner... Ah! si j’avais un lièvre!... Je voudrais pouvoir manger de l’herbe comme nos chevaux. — Il faut serrer son ceinturon d’un point, (Il se couche sur le gazon.) Bah! nous avons eu de pires bivouacs.

GHERAZ. — Je t’aimais pourtant, Yourii. Ah! si tu savais...

YOURII. — Qui aime bien châtie bien. Souvent j’ai trouvé que tu m’aimais trop.... Regarde donc comme nos chevaux mangent après cette longue course... Ah! les braves nogaïs[1]!... Ils donneraient de l’appétit à un mort... Est-ce que le sang coule toujours?

GHERAZ. — Bientôt il ne coulera plus.

YOURII. — Je voudrais bien savoir la chanson de l’ataman Korela qui arrête l’hémorrhagie.

GHERAZ. — Oh! ce n’est pas un sorcier c’est un prêtre que je voudrais auprès de moi. Oh! si j’avais un prêtre!

YOURII. — Malheureusement je n’en connais pas à cent verstes d’ici. Mais à quoi bon? Un Zaparogue ne meurt pas pour une flèche... Et si tu mourais, tu sais que, pour le Cosaque qui meurt dans la guerre sainte, les portes du paradis s’ouvrent à deux battans….. Allons, allons, père ataman, patience! Le Tartare qui t’a blessé, n’en sois pas en peine. Le chien qui voulait te manger ne mordra plus. Je lui ai cassé ma lance sur la poitrine, mais le fer sortait par le dos... Que veux-tu? nous sommes tous mortels... Mais il ne faut pas s’abandonner... Voyons, serre les dents, garde ton souffle... ou bien, jure un peu, cela soulage. Bats-moi, si tu veux, comme tu faisais quand ton humeur noire te prenait...

GHERAZ. — Ah! Démétrius, Démétrius! je suis un grand coupable!... Pardonne-moi !

YOURII. — Démétrius n’est pas ici, père ataman. Dmitri Terechenko, pauvre diable! il est mort là-bas. C’est Iouchka[2], ton porte-arquebuse, qui est auprès de toi. Ne me reconnais-tu pas, mon petit père?

GHERAZ. — Yourii... dis-moi, tu es un clerc. Tu étudiais au séminaire quand je t’enlevai en Ukraine... Tu dois savoir cela : — Peut-il échapper à l’enfer celui qui a versé le sang innocent ?

YOURII. — Belle demande! Que faisons-nous donc tous les jours? Et

  1.  !… Balchmat ou chevaux de guerre des Tartares nogaïs, dont la race était en grand honneur parmi les Cosaques.
  2. Iouchka est le diminutif familier de Yourii ou George.