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contrôler, discuter les traditions et les témoignages de leurs contemporains et de leurs devanciers. Persuadés qu’ils avaient enfin découvert la vérité, ils ont employé leur art inimitable à la rendre plus évidente et plus intelligible. Il ne leur a pas suffi de dire : Un tel fit telle action ; ils ont voulu montrer encore pourquoi il l’avait faite, quels sentimens l’y avaient conduit, quel but il s’est proposé en la faisant. Je ne crois pas qu’ils aient eu tort. L’essai que je présente ici est tout bonnement renouvelé des Grecs. C’est une seconde édition du travail historique que je viens d’achever. Si le langage et même quelques-unes des actions que je prête à mes personnages sont imaginaires, j’ose dire que les caractères que j’ai esquissés ne sont point d’invention, mais le résumé et comme le dernier mot de l’étude très sérieuse que je recommandais tout à l’heure à mes lecteurs et qu’on peut trouver rue Vivienne, no 2, au prix de 3 francs.




I.
Une clairière dans une forêt. Il est nuit. Entrent, à cheval, deux Cosaques zaporogues ; l’un âgé de soixante ans, GHERAZ EVANGHEL, est blessé et couché sur l’arçon de sa selle ; le second, âgé de vingt ans, YOURII, conduit son cheval par la bride. Tous les deux sont couverts de poussière et de sang.


GHERAZ. — Où me mènes-tu ? Je ne puis aller plus loin. Autant vaut mourir ici qu’ailleurs.

YOURII. — Courage, père ataman[1] ! nous sommes en sûreté. Les païens ont perdu la piste. Le Dieu des Russes est grand…..[2]… Et celui des Zaporogues donc ! (Il saute légèrement à terre, dépose Gheraz Evanghel sur le gazon et débride les chevaux.)

GHERAZ. — Sauve-toi, enfant, et laisse-moi… Pourquoi t’embarrasser d’un vieillard qui n’a pas une heure à vivre ?… Emporte seulement la masse d’armes[3]… Que les Tartares ne la pendent pas dans la mosquée d’Islam-Kerman !

YOURII. — Oui dà ! Tant que je vivrai, les Tartares n’emporteront ni la masse d’armes ni la tête de l’ataman Gheraz Evanghel. Allons, réjouis-toi, père. Tu n’as plus à galoper avec une flèche dans le ventre. Demain, il fera jour. Nous reverrons le grand camp du Dniepr… Souffres-tu ? Veux-tu boire ? J’ai encore un peu d’eau-de-vie dans ma gourde… Pour du pain… c’est autre chose.

GHERAZ. — Je ne reverrai plus notre île verte du Dniepr… Toi, dès que les chevaux auront soufflé, reprends ta course… Tu diras aux chefs…

YOURII. — Merci de la commission. Crois-tu que j’aurais le front de dire aux atamans et aux anciens : Bien des complimens de la part de l’ataman

  1. Ataman, capitaine, chef parmi les Cosaques.
  2. Proverbe russe.
  3. La masse d’armes plaquée d’argent (boulava ou nasedka) était alors l’insigne du commandement chez les Cosaques.