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L’ÉMIGRATION EUROPÉENNE DANS LE NOUVEAU-MONDE

l’exportation des métiers et des machines. Instruite par l’exemple de la France, que la grande émigration déterminée par la révocation de l’édit de Nantes avait fait déchoir de sa supériorité manufacturière, l’Angleterre ne permettait pas à ses habitans de porter au dehors leur industrie et leurs capitaux. Les idées modernes ne s’accommodaient plus de cette négation arbitraire du droit d’aller et de venir. Toutefois, en restituant à ses sujets la liberté de leurs mouvemens et la faculté de s’expatrier sans esprit de retour, le gouvernement anglais ne cédait pas seulement à l’influence du XIXe siècle, il s’inclinait devant un fait irrésistible, il levait une consigne chaque jour violée, et, avec ce sens pratique qui l’a distingué de tout temps, il se mit immédiatement à l’œuvre pour tirer lui-même parti de ce grand mouvement qu’il ne pouvait plus maîtriser. Il reconnut que l’émigration devait, en définitive, être avantageuse, 1° comme remède au paupérisme de la métropole, 2° comme moyen de peuplement et de colonisation pour les possessions lointaines. Les paroisses, obérées par l’accroissement de la taxe des pauvres, s’associèrent à cette double pensée, et elles établirent un fonds spécial destiné à payer les frais de voyage des indigens. Des compagnies inspirées par un sentiment philanthropique se proposèrent le même but. Enfin de simples particuliers, des landlords, témoins de la misère qui pesait sur leurs tenanciers, s’imposèrent, à l’exemple des paroisses, de grands sacrifices. L’émigration devint ainsi une sorte d’institution nationale, patronée par le gouvernement, encouragée par les sympathies publiques et par la sollicitude du législateur.

Les statistiques publiées en Angleterre constatent le mouvement progressif de l’émigration depuis 1825. Pendant cette dernière année, le nombre des habitans partis volontairement des Iles britanniques pour s’établir à l’étranger ne dépassait pas 15,000 ; aujourd’hui il s’élève à plus de 300,000. La majeure partie se compose d’Irlandais qui viennent s’embarquer à Liverpool, où les communications avec l’Amérique sont régulières et fréquentes. Le transport de ces nombreux passagers est une source abondante de bénéfices, ici encore, c’est le commerce anglais qui perçoit le prix du fret et qui exploite une fois de plus les misères de l’Irlande.

Sur les 223,000 émigrans qui se sont dirigés, en 1850, vers les États-Unis, on comptait 214,000 passagers d’entrepont. À défaut d’autres preuves, ce chiffre attesterait que l’émigration se recrute surtout parmi les classes pauvres. La proportion des sexes s’y trouve mieux observée qu’on ne serait porté à le supposer : 113,000 hommes et 100,000 femmes. L’expatriation s’effectue non point par individus isolés, mais par groupes ; le chef de famille part accompagné de sa femme et de ses enfans. À ce point de vue, l’émigration ne doit plus être considérée comme un phénomène purement économique ; elle apparaît comme un fait politique et social dont les hommes d’état de l’Angleterre n’ont point méconnu la portée.

On se demande d’abord dans quelle mesure l’émigration peut affecter le mouvement de la population dans la métropole. Il est généralement admis que la richesse d’un pays est en raison de la densité de la population. Il semble donc que l’émigration doive exercer sur cet élément si essentiel de la prospérité publique une influence défavorable. Les chiffres recueillis lors du dernier recensement fournissent à cet égard des informations authentiques. La