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c’est de nous forcer à reconnaître que les hommes comme nous ne sont pas l’homme universel et la seule humanité possible; c’est, en un mot, de nous faire connaître notre propre caractère national et notre propre état social, en nous révélant d’autres caractères nationaux et d’autres types de sociétés, sur lesquels nous nous détachons nous-mêmes en relief. — Il y aurait ainsi deux manières d’écrire l’histoire, ou du moins deux genres de mérite pour l’historien. Il pourrait nous éclairer, soit en nous initiant à l’esprit des autres peuples, soit en indiquant nettement le contraste de leur économie politique avec la nôtre; en d’autres termes, sa valeur dépendrait du talent qu’il aurait pu montrer, ou pour suivre dans les faits historiques les conséquences des institutions, ou pour découvrir dans le sort et les institutions mêmes des peuples les conséquences bonnes ou mauvaises de leur caractère.

De ces deux espèces de mérite, le dernier n’appartient pas éminemment à M. Finlay. Il est législateur par instinct. Tout en appuyant sur l’importance des institutions municipales, il est porté à admirer la centralisation à la romaine, parce qu’elle laisse le moins possible au hasard et à l’arbitraire. Il sympathise avec le règne des règlemens civils que la réflexion peut concevoir comme bons. Bref, il a étudié le moyen-âge grec avec une disposition d’esprit qui s’inquiétait avant tout de savoir quelles sont les meilleures combinaisons sociales, par quels vices d’organisation les nations succombent, et comment on peut le mieux parer à des dangers analogues. Ce n’est pas à dire qu’il n’ait point tenu compte de l’état des mœurs et des esprits : il a même jeté beaucoup de lumières sur la mort intérieure de la société byzantine, avec ses perfidies à courte vue, ses turbulences sans but et son manque absolu de conscience publique. Seulement il ne descend guère au-delà des causes secondaires de cette désorganisation : il en accuse l’esclavage, la fausse répartition du pouvoir, l’absence de toute éducation de famille; mais il songe peu à s’enquérir si ces fâcheuses combinaisons ne révélaient pas un tempérament national qu’on pourrait retrouver en entier, même dans les plus glorieux hauts faits de la Grèce. Toutefois, si M. Finlay ne répond pas à toute une série de questions que l’on peut s’adresser, son silence à cet égard est largement compensé. En regardant d’un seul côté, il n’en a que mieux saisi et fait ressortir l’état civil des Latins et des Grecs, c’est-à-dire ce qui, dans ce cas, était, je crois, la chose principale. Et, en effet, que voyons-nous? Après la prise de Constantinople, les croisés s’en vont planter de par le pays des châteaux forts et organiser à leur ombre la féodalité : non pas le régime féodal tel que les circonstances l’avaient fait en France ou en Angleterre, mais l’idéal de la féodalité que les romans de chevalerie avaient contribué à développer, et qui s’était systématiquement rédigé dans les assises de Jérusalem. Il n’y a pas jusqu’à la république de Venise qui ne soit obligée de concéder sa part de conquête à des seigneurs feudataires chargés d’établir eux-mêmes leur domination. Face à face apparaissent donc deux civilisations qui représentent parfaitement, sous leur forme la plus accentuée, les deux principes encore en présence dans notre société : d’un côté, c’est la centralisation absolue du monde byzantin avec ses populations habituées à être gouvernées, à être protégées, à tout attendre et recevoir de Constantinople, qui ne leur demande que des impôts; en regard, c’est la décentralisation féodale, qui remplace le règne des lois par une hiérarchie d’hommes libres; c’est le self-government de l’Angleterre à son origine.