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d’ailleurs la ressource d’y monter, car, depuis le massacre des blancs la scène haïtienne a été exclusivement desservie par des troupes d’amateurs. Ceux-ci couvrent leurs frais au moyen de billets ou d’abonnemens placés d’avance, et tiennent bon jusqu’à ce que la partie féminine de l’auditoire ait épuisé sa collection de toilettes[1], à moins toutefois que, dans l’intervalle, quelque nouvelle troupe ne vienne les écraser sous le double fardeau de la cabale et de la concurrence. Port-au-Prince a, par exemple, possédé, en 1841, jusqu’à trois théâtres à la fois, savoir : un théâtre Haïtien, un théâtre des Variétés et un théâtre de l’Ambigu, à qui la malveillance intéressée de ses rivaux imposa le sobriquet de théâtre bâtard. Tous trois étaient fermés au bout de quelques semaines. Après ces sortes de catastrophes, nos amateurs se retranchent deux ou trois ans de suite dans un silence courroucé qui aboutit finalement à de nouveaux accès et à de nouvelles catastrophes. L’extrême susceptibilité de ces comédiens amateurs est une autre cause de crises et de bouderies. La moindre plaisanterie qu’un journal hasarde sur les ressources pécuniaires de la société ou sur le mérite des sociétaires, la froideur seule de l’éloge, attirent au journaliste les catilinaires les plus emportées, et, si le critique riposte, si surtout le public prend parti pour le folliculaire, les impresarii éteignent fièrement « le flambeau de l’art. » On peut cependant entrevoir, à travers les timidités, les ménagemens et les réticences sans nombre du feuilleton haïtien, que le flambeau de l’art ne perdrait rien à être mis quelquefois en rapport avec les mouchettes de la critique. Le moindre défaut de ces apprentis-comédiens, c’est de jouer pour les coulisses ; sacrifiant les conventions théâtrales aux habitudes de la vie réelle, une moitié des interlocuteurs tourne le dos au public. On reproche aussi parfois, avec tous les égards imaginables, à la grande coquette d’être tout d’une venue en dépit de son corset, et à la jeune première de mal faire

  1. Ceci est un détail essentiel de mœurs haïtiennes. Une dame de Port-au-Prince se croirait déshonorée si elle se montrait deux fois en un an avec la même toilette, et ce point d’honneur, combiné avec l’appauvrissement croissant du pays, rend de plus en plus rares les réunions du high-life. Il ne s’arrête pas à la bourgeoisie et va même en se développant jusqu’aux bas-fonds de la société noire, où s’est recrutée, comme on sait, la nouvelle aristocratie. Telle malheureuse comtesse qui sera réduite à nourrir ses petits vicomtes de bananes crues tiendra, par exemple, enfouies dans son armoire, jusqu’à cinquante robes d’une entière fraîcheur — et dix fois autant de madras, car il est, chez ces dames, de bon ton d’exhiber une coiffure nouvelle à chacune des apparitions qu’elles font, soir et matin, sur leur porte. Même ostentation dans les repas. On craindrait de passer pour pauvre, c’est-à-dire de tomber dans le mépris public, si, en invitant un ami à déjeuner, on n’exhibait pas l’équivalent d’un festin de vingt couverts. — Les chemises en charpie et les culottes sans nom qu’étale la portion masculine de l’empire ne sont qu’une conséquence de ces orgueilleux préjugés. Le ravaudage le plus urgent, le plus fondamental passerait ici pour un aveu public d’indigence. Les plus audacieuses guenilles n’y sont, par un tacite accord, que l’affectation d’un noble laisser-aller.