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rien, et ma femme redeviendra gouvernante, ce qu’elle fut jadis ; si nous sommes vaincus et que j’échappe, je me ferai professeur en pays étranger, et si nous triomphons et que je survive à nos victoires, moins que jamais j’aurai besoin d’argent. »

Un homme pourvu à L’endroit de lui-même d’une pareille dose de scepticisme n’offrait, on le devine, qu’un champ très peu favorable au charlatanisme d’autrui. Nous avons vu ses dédains pour les vantardises de Perczel, ses hauteurs envers Kossuth, dont la pompe lyrique et le fracas déclamatoire ne lui inspirèrent jamais d’autre admiration que celle qui revient en partage au comédien habile. Faiblesse inhérente à l’orgueil humain ! ascendant irrésistible d’un esprit solide et maître de lui-même sur l’enthousiasme gonflé de gaz et le patriotisme de tempérament ! Un homme poursuit Kossuth de son sarcasme, le harcèle de ses persiflages, et c’est juste cet homme que le dictateur triomphant ne se lasse pas de circonvenir et d’enlacer. Pour un hommage de ce Miltiade sardonique, dont les lauriers l’empêchaient de dormir, le potentat républicain eût tout donné. Vaines avances, le superbe, le froid, l’aristocrate Goergei conservait sur sa bouche ce pli fatal des cœurs désabusés, le masque d’airain ne se déridait pas, et ce Kossuth, qu’entouraient alors tant d’adulations, en était réduit à voir ses flatteries échouer devant cet amer antagonisme qu’il ne pouvait briser !

Calme dans la bonne fortune, indifférent à la mauvaise, Goergei voit les individus et les événemens avec l’impassibilité d’un chimiste procédant à son analyse, et son attitude sur les champs de bataille prouve qu’il a pour la mort le même mépris que pour les hommes. Moins royaliste peut-être que patricien, il n’est Madgyar qu’en de justes mesures, et sait aussi bien se garder des faiblesses de nationalité que des autres faiblesses d’amour-propre. À l’armée, tous ses ordres du jour et tous ses bulletins, qui, soit dit en passant, se recommandent par la netteté et la distinction au style, étaient rédigés en langue allemande, crime impardonnable à cette époque aux yeux d’une foule de gens possédés de la fièvre madgyare, et qui, lorsque leurs propres noms leur semblaient avoir une tournure par trop germanique, en madgyarisaient les désinences ; mais Goergei se souciait fort peu des oppositions de ce genre, qu’elles vinssent d’en haut ou d’en bas, et passait outre aux clabauderies en répondant : « J’ai l’habitude d’écrire et de parler pour me faire comprendre des gens auxquels je m’adresse. Or, quand je donne un ordre en allemand, tout le monde le comprend au quartier, tandis que si je leur parle madgyar, la moitié d’entre eux ne savent pas ce que je veux leur dire. »

C’est aussi en allemand que Goergei a écrit l’histoire de sa vie militaire. Ces mémoires sont l’un des ouvrages les plus curieux et les plus