Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/921

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonnets à poil postés en faction par ordre de Goergei à la porte de l’ex-commandant en chef. Le tour était fait. Que dire ? L’accueil froid et dédaigneux des officiers et de l’armée convainquit dès son arrivée le président du gouvernement provisoire qu’il serait maladroit de se raidir contre la volonté du camp. Kossuth prouva son tact en ne se point fâchant. D’ailleurs, quelle admirable chose en politique que les faits accomplis pour mettre les gens d’esprit à leur aise avec les événemens et les hommes ! Le dictateur emmena son général, et, comme Kossuth demandait à Goergei quelle mesure il pensait que Dembinski aurait dû prendre quand on refusait d’obéir à ses ordres : « Je l’ignore, répondit Goergei en souriant ; mais ce que je puis dire, c’est que si j’eusse été à la place de Dembinski, moi, j’aurais fait pendre Goergei. »

Ainsi la proclamation de Waitzen triomphait des sourdes menées du congrès de Débreczin ; l’armée royale du Haut-Danube, un moment menacée de s’engloutir dans le flot révolutionnaire d’une armée hongro-polonaise, recouvrait son indépendance et sa liberté d’action, et c’en était fait pour cette fois du moins du fameux triumvirat où Kossuth devait s’arroger le rôle d’Octave, tandis que Bem et Dembinski auraient pris à ses côtés les personnages d’Antoine et de Lépide. Kossuth, tout en ayant l’air de se résigner de bonne grâce, s’arrangea cependant de manière que le commandement supérieur de l’armée, au lieu d’échoir à Goergei, comme on s’y attendait, fût donné au général Vetter par le congrès de Débreczin. Vetter et Dembinski se détestaient. Autant de héros, autant de haines dans cette iliade madgyare, et de cette animosité des deux chefs devait à son tour profiter Goergei, le premier par l’ancienneté après Damjanich.

Physionomie originale et brillante que ce Damjanich, cœur de lion, tempérament à la Kléber ! La première fois que lui et Goergei se rencontrèrent, c’était la nuit. Goergei, arrivé tard à Tisza-Fured, demande le quartier de Damjanich ; on lui indique une chambre où le général et Klapka viennent de se retirer. Il entre, tous les deux sont endormis. Goergei imagine d’en faire autant, et, comme il n’y a plus de chaises libres, se couche tout de son long sur le sol. Au point du jour, Damjanich se réveille, et, voyant un étranger se frotter les yeux, ouvrir les fenêtres et demander brusquement du schnaps : « C’est mon homme, c’est Goergei ! » s’écrie-t-il, et, se levant, il lui saute au cou et l’embrasse. « Frère, poursuit Damjanich, le génie de la guerre est avec toi, tu seras général en chef et ministre. Ne t’inquiète pas de Vetter : nous le coulerons. Tu prendras Komorn, tu prendras Pesth, et tu nous réconcilieras avec le roi. Quant à moi, je marche avec mes braves à Débreczin, et je tombe à la baïonnette sur tous ces blagueurs du congrès. »

Damjanich ne manquait pas une occasion de se rendre coupable des