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Les peuples de l’Europe ont les yeux sur nous, et de l’attitude que la nation hongroise va prendre vis-à-vis de cette constitution dépendront, n’en doutez pas, toutes leurs sympathies. L’Angleterre, la France, l’Italie, la Turquie, l’Allemagne elle-même et les propres états héréditaires de l’Autriche guettent le moment où nous déclarerons l’indépendance, pour accourir à notre aide et regagner le temps perdu. La Pologne, cette nation sœur de la nôtre, si indignement asservie, va suivre cet exemple, et, s’unissant à la Hongrie, trouvera une puissante et sûre alliée dans la Porte Ottomane, heureuse de venger enfin ses intérêts si long-temps outragés par la politique russe et autrichienne. Avec la cause de la liberté hongroise la cause de la liberté européenne succombe, tandis que nous ne saurions vaincre sans que nos victoires amènent aussitôt contre un principe de gouvernement détesté autant de levées de bouchers qu’il y a de peuples asservis en Europe. »

De telles illusions chez un homme investi de la confiance d’un peuple ne seraient en vérité point croyables, si nous n’avions nous-mêmes vu, hélas ! un moment à l’œuvre d’illustres représentons de cette politique sentimentale. Idéologue, Arthur Goergei ne le fut jamais, et quiconque voudrait s’en convaincre n’aurait qu’à lire la réponse qu’il fit à Kossuth à cette occasion :

« A vous parler franchement, dit Goergei[1], tout ceci ne me persuade guère. Ce qu’il faut à la cause de la Hongrie, ce ne sont plus des discours, mais des actes ; or ces actes, pas un bras en dehors du pays ne se lèvera, comptez-y bien, pour les accomplir ; je vais plus loin : des armées entières se mettront en campagne pour empêcher qu’ils ne s’exécutent. Et maintenant supposons que la Hongrie fût assez forte pour se séparer momentanément de l’Autriche : lui arrivera-t-il jamais, je vous le demande, de pouvoir se maintenir à l’état indépendant dans un voisinage auquel la Porte, en dépit d’une situation infiniment meilleure, doit désormais de ne vivre en quelque sorte que par grâce ? Nous venons de battre l’ennemi, et à plusieurs reprises, cela est certain ; mais ces succès, comment les avons-nous obtenus, si ce n’est par la tension de toutes nos forces ? Or, parmi ces forces, compterez-vous pour rien celle de la légalité ? La séparation de la Hongrie d’avec l’Europe nous entraînerait en dehors du droit. Nous battre pour cette cause, ce ne serait plus nous battre pour, mais contre la loi. De défensive notre politique deviendrait agressive, et nous attaquerions… quoi ? — L’existence fondamentale de la monarchie autrichienne ! Y songez-vous ? N’avez-vous donc pas réfléchi aux milliards d’intérêts et de sympathies que nous blesserions à mort, aux incalculables fléaux que nous attirerions sur notre malheureuse patrie, à la désolante confusion morale que vous jetteriez dans les vieilles troupes, noyau de notre armée, en les forçant à se parjurer ? ne comprenez-vous pas que chaque jour nous trouvera plus faibles et plus désunis, que chaque pays voisin ira grossir la masse de nos ennemis, et que nous ne serons plus que les perturbateurs de l’équilibre européen ? J’admets que nous refusions de reconnaître en silence la constitution octroyée ; mais appellerez-vous une attitude silencieuse celle que

  1. Mein Leben, t. Ier, p. 154.