Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/887

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mieux cela que rien. Voici donc nos compagnons qui font ensemble le signe de croix et s’attablent autour de leur pitance. L’un des trois, plus malin que les deux autres, avait remarqué que le souper était fort mince pour trois convives, et il se mit à réfléchir au moyen d’y remédier. Là où la force est impossible, il faut savoir ruser.

« — Frères, dit-il, connaissez-vous Thomas ? Eh bien ! au prochain recrutement, il aura le front rasé[1]. — Quel recrutement ? — C’est comme cela, il court des bruits de guerre avec la Chine. Notre père[2] a ordonné qu’un tribut de thé serait levé sur les Chinois.

« À ces mots, les deux autres se mirent à raisonner (malheureusement ils étaient lettrés et lisaient parfois les journaux). Comment se fera la guerre et qui commandera l’armée ? Ils se perdirent dans un entretien sans issue, firent des conjectures, argumentèrent à perte de vue. C’était où les attendait le rusé compagnon. Pendant qu’ils allaient ainsi, faisant manœuvrer et dirigeant les troupes, lui ne soufflait mot, mais le chtchi avec le kacha disparut tout entier. »

Bien que nous n’ayons pu donner à cette traduction cette pittoresque et charmante couleur moscovite dont se revêt la fable originale, on y verra peut-être un reflet de l’esprit du trouvère moderne, qui se plaît surtout à mettre en saillie les mœurs du moujik russe, dont il s’est fait le poète. Voici encore une citation littérale. Dans le Kaftan de Trichka, Kriloff s’attaque à cette insouciance ou plutôt à cette imprévoyance si commune aux races slaves, imprévoyance trop générale, dans l’économie de la vie domestique russe, et dont le résultat n’eût pas manqué de se faire sentir au poète lui-même, si, comme nous l’avons vu, l’empereur Alexandre n’y avait mis bon ordre.

« Trichka s’aperçut un jour que les coudes de son kaftan étaient percés. Qu’y a-t-il tant à penser ? Il prend l’aiguille, coupe un bout de ses manches et rapièce les coudes. Voilà le kaftan réparé. Seulement Trichka eut un quart des bras nus. Mais à quoi bon se mettre en souci pour si peu ? Tout le monde commence cependant à se moquer de lui. Alors Trichka se dit : « Je ne suis pourtant pas un sot ! je trouverai bien moyen de remédier également à ceci, et je ferai que mes manches seront plus longues qu’auparavant. » C’est que Trichka n’est point un gars ordinaire. Il se met donc à la besogne, coupe la robe de son kaftan, dont il rallonge les manches, et demeure fort satisfait, bien qu’il porte un kaftan plus court qu’une camisole.

« C’est ainsi que j’ai vu certains messieurs réparer leurs affaires embrouillées. Regardez-y de près, ils se pavanent dans le kaftan de Trichka. »

Nous l’avons dit, cette imprévoyance de Trichka est un peu celle de tous ses compatriotes, et, sous ce rapport, le spirituel apologue renferme une question qui touche à l’économie sociale tout entière de la Russie. D’où vient que tant de grandes fortunes dans ce pays sont aujourd’hui délabrées ? tant de grandes maisons obérées ? tant de terres criblées d’hypothèques ou engagées à la banque de crédit, qui ne fournit le plus souvent à l’emprunteur que les ciseaux de Trichka pour tailler dans son kaftan de quoi rallonger ses

  1. C’est ainsi que sont marquées les recrues.
  2. Batiouchka, petit père ; c’est ainsi que le tsar est désigné parmi le peuple.