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de Kriloff, entraînait celui-ci dans le monde, le forçait à apprendre le grec ; Kriloll redressait le jugement de Gnéditch et se moquait de ses prétentions, dont il parvenait à le faire rire lui-même. La paresse n’en restait pas moins un des traits caractéristiques de Kriloff. Il lui fallait du loisir, de la liberté, du far niente, et l’empereur Alexandre avait largement et royalement pourvu à cette existence de poète, ami du repos et de la rêverie[1]. Sous l’influence de cette vie douce et paisible, l’insouciance fut bientôt portée chez Kriloff jusqu’à la singularité ; il ne s’inquiétait ni de la propreté, ni de l’ordre de son intérieur. Les nombreux visiteurs qu’attirait la réputation du poète étaient fort surpris de le trouver dans une petite pièce qui lui servait à la fois de salon et de chambre à coucher, le cigare à la bouche et entouré de ses pigeons familiers. On se raconte encore à Saint-Pétersbourg une foule d’anecdotes dont la paresse et le laisser-aller du fabuliste sont le thème invariable. Nous en choisirons une entre mille. Kriloff n’était jamais sorti de la Russie. Un jour (il avait soixante ans alors), il venait de vendre lucrativement une édition de ses fables. Se voyant riche, il lui vint une fantaisie de vieillard ou d’enfant, celle de faire un voyage hors de son pays, et il proposa à son ami Gnéditch de l’accompagner : celui-ci lui répondit par une épître en vers, où il concluait que le repos est nécessaire à la vieillesse. Le poète n’eut pas de peine à comprendre, il voulait toutefois trouver l’emploi de son argent en le consacrant à une fantaisie, et l’idée lui vint de faire restaurer son appartement. Les tapissiers se mirent à l’œuvre, et cet appartement, naguère délabré, poudreux et presque nu, devint un nid charmant et coquet : la transformation fut complète ; mais, par cela même, il fallait s’astreindre à certains soins d’arrangement et d’entretien : c’était un esclavage, et Kriloff n’était pas homme à le supporter long-temps. Le voilà donc un matin qui, en dépit de ses beaux meubles, se met à reprendre sa vie de nonchaloir, ses vieilles habitudes, et qui fait rouvrir son vasistas pour recevoir, comme par le passé, la visite de ses chers pigeons.

C’est à cette dernière époque de sa vie que nous avons connu Kriloff. Nous l’avons vu dans un salon où se réunissaient quelques écrivains célèbres, tous amis du fabuliste, — Gnéditch, son compagnon Adèle, Joukowsky, Kosloff, le prince Odoewsky, etc., — et nous pûmes admirer l’intelligente et belle figure du poète, encadrée de ses grands cheveux blancs, ses yeux doux et spirituels, et l’expression générale de son visage toute pénétrée de bienveillance et de je ne sais quelle finesse où l’on devinait l’ironie. Le conteur populaire vieillissait doucement alors au sein de la gloire qu’il semblait ignorer, aimé de ceux qui le fréquentaient, admiré des autres, c’est-à-dire de tout le monde ; populaire dans la plus large acception du mot, parce qu’il était le poète du peuple, et comblé des faveurs impériales, qui n’ont jamais manqué en Russie aux hommes qui illustrent le pays. Le 2 février 1838, Kriloff avait atteint sa soixante-dixième année. On voulut célébrer cet anniversaire d’une façon digne du poète. Un banquet de trois cents couverts lui fut offert dans l’immense salle du cercle de la noblesse. Tout ce qui tient une plume ou un pinceau y avait été convié ;

  1. Il avait joint une pension de 3,000 roubles (3,450 fr.) à son traitement de bibliothécaire. Les honneurs vinrent aussi trouver Kriloff, qui fut nommé conseiller d’état et chevalier de Saint-Wladimir.