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avant Lomonosoff le chaos poétique de son temps. Après lui, ce fut un poète comique, Von Visin, qui s’empara du fouet satirique : sa comédie de l’Enfant prodigue est la plus vive et la plus spirituelle des satires. L’apologue, qui est une forme du genre satirique, devait aisément trouver droit de cité en Russie. — Soumarokoff, le premier, s’y essaya. — Ce poète, qui avait abordé tous les genres, fit des fables fort lues de son temps, et aujourd’hui fort oubliées. L’imitation de La Fontaine s’y laisse voir, mais une imitation dépourvue d’art et d’originalité. Kemnitzer, qui fut contemporain de Soumarokoff, fut un grand poète ; mais il demeura inconnu de son vivant. Ses fables, qui devaient devenir classiques, ne reçurent d’abord qu’un accueil assez froid. Il fallut qu’un homme de goût les éditât en les faisant suivre d’une habile appréciation[1]. Les fables de Kemnitzer, brèves comme celles de Phèdre, ont gardé dans leur forme élégante et pure un certain reflet de cette tristesse inhérente à la satire slave. Dmitrieff, qui avait indiqué à Kriloff sa route, était aussi, un fabuliste. Ecrivain net et correct, il manquait malheureusement de la verve et de l’originalité nécessaires pour animer et renouveler le cadre qu’il s’était choisi.

Kriloff se distingue surtout par les qualités qui manquent à Dmitrieff. Sous sa plume, tous les sujets deviennent russes. Kriloff n’aimait pas les imitateurs maladroits, ainsi qu’on peut le voir dans sa spirituelle fable des Singes. Il demeure donc toujours original en imitant ; mais lorsque, cherchant ses sujets en lui-même, il les lie dans sa conception à la vie et aux mœurs de son pays, alors la Russie tout entière se réfléchit dans ses œuvres : mœurs, idées, préjugés, caractère, physionomie, langue, costumes, tout s’y trouve. Ce sont les hommes du peuple, la petite noblesse, les employés, les artistes, les plus hauts personnages, mis en scène avec une verve inimitable. La politique elle-même, trouve place dans les piquans tableaux du fabuliste : ainsi un chat glouton, c’est la satire d’un favori tout-puissant ; un loup égaré dans un chenil, c’est le vieux Koutouzoff en présence de son impérial adversaire Napoléon.

Avant de montrer dans les fables de Kriloff ce curieux reflet de la vie populaire en Russie, il est bon toutefois de suivre encore le poète dans les dernières années de sa vie. C’était en 1808 que Kriloff avait enfin reconnu sa vocation. Il rentra pour la troisième ou la quatrième fois au service avec le modeste titre de conseiller honoraire. Il fit paraître successivement plusieurs fables dans le Courrier dramatique, et sa réputation s’accrut rapidement. On s’accorde à regarder cette année comme une des plus heureuses pour la littérature russe, en ce qu’elle révéla Kriloff à la Russie. La bibliothèque impériale s’étant ouverte en 1812, M. d’Olénine, qui en était directeur, y attacha Kriloff. Là, celui-ci lit connaissance avec le poète Gnéditch, qui était aussi un savant helléniste, et qui avait traduit Homère. Les deux bibliothécaires se lièrent d’une étroite amitié. Kriloff avait l’esprit juste et net ; il était de mœurs simples, insouciant, concentré, paresseux avec délices et peu curieux du monde ; Gnéditch, dont la pensée était lente et souvent fausse, se piquait de savoir les grandes manières et n’était pas toujours exempt de vanité. Ces deux natures opposées se tempéraient l’une par l’autre. Gnéditch attaquait la paresse

  1. M. d’Olénine, président de l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg.