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l’observer sous un autre aspect, — libre au milieu d’une société régulière comme dans les grandes villes des États-Unis, ou bien livrée en quelque sorte à elle-même dans la colonie de Libéria.


II.

Si pour les noirs esclaves les Américains du Nord se montrent aussi prévoyans qu’humains, ils ne traitent pas, on doit le dire, avec la même bienveillance les noirs ou gens de couleur libres qui vivent sur le sol de l’Union. La situation faite à ces malheureux est, selon moi, intolérable, et je ne comprends pas que ceux d’entre eux qui ont des moyens d’existence et le moindre sentiment de dignité personnelle puissent accepter la place qui leur est assignée dans le pays le plus libre de la terre. Nés citoyens américains, ils ne participent à aucun des droits et des avantages soit de la constitution fédérale, soit des constitutions particulières d’états. Si un homme de couleur se présentait aux élections même dans un état où la loi n’a pas établi de distinction entre les races, s’il tentait d’y déposer son vote, il serait honteusement chassé; sa vie peut-être, s’il insistait, ne serait pas en sûreté. Admissible à tous les emplois en vertu d’un droit écrit, incontestable autant qu’incontesté, il a la certitude d’avance de n’en occuper jamais aucun qui ait la moindre importance. Quelque honnête ou riche qu’il soit, il n’oserait monter dans un omnibus et s’asseoir à côté d’un ouvrier blanc portant un tablier de cuir. J’ai vu à New-York un homme de couleur revêtu cependant d’un caractère presque officiel, puisque c’était l’envoyé de Soulouque, refuser de monter dans un omnibus et donner pour excuse à la personne qui le pressait la crainte d’être insulté. Au théâtre, dans les wagons des chemins de fer, bien plus dans les églises, partout enfin où il peut se trouver en contact avec la race blanche, l’homme de couleur a sa place à part. Dans les hôtels, il y a une table séparée pour les domestiques blancs, et il n’est pas une fille de chambre ou un garçon d’écurie qui ne se levât de table, si le maître de la maison tentait d’y faire asseoir le noir libre le mieux élevé. Et il ne faut pas croire que ce soit seulement dans les états à esclaves qu’existe un préjugé aussi enraciné; la vertueuse ville de Boston, par exemple, qui regorge de grands philosophes, de sages moralistes et d’anti-slavistes fervens, en est atteinte comme toute autre ville de l’Union. J’ai voyagé avec un négociant recommandable qui allait placer dans un collège de l’ouest un jeune garçon des mieux doués, des plus intelligens, et dont le teint était fort clair, mais dont l’origine maternelle n’était pas très nettement établie au point de vue de la couleur. J’ai été peu surpris d’apprendre que l’un des élèves qui connaissait la famille du nouveau venu l’avait dénoncé et qu’on avait été obligé de l’envoyer en France pour faire son éducation. — L’abbé M., ecclésiastique des plus charitables et des plus éclairés, a fait à la Nouvelle-Orléans la triste expérience de ce que peut le préjugé. N’étant jamais venu en Amérique, il ignorait à quel point il y avait des ménagemens à garder, et tenta, en prenant possession de sa cure, d’effacer, dans la maison de Dieu du moins, la ligne de démarcation qui existait entre les personnes d’origines différentes. Il déclara en conséquence à ses paroissiens qu’à l’avenir les bancs seraient loués et les places occupées indifféremment par tous les membres