Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/826

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

produit naturel des lois politiques et sociales, en sorte que ce serait la faute du gouvernement et celle de la société, si le génie fait défaut et ne produit pas à jour donné ce qu’on appelle des chefs-d’œuvre ! Nous ne pouvons mieux terminer cette analyse qu’en citant un passage curieux dans lequel M. Wagner invoque à son profit la doctrine de la grâce et du pur amour, et se pose franchement en apôtre des temps futurs. « Ici, dit-il à ses amis, nous sommes arrivés à un point décisif où il s’agit de nous expliquer franchement. Mes amis doivent m’étudier à fond, afin de s’assurer s’ils me sont entièrement dévoués. Je ne puis pas être accepté à demi, je ne puis pas accorder que ce qui a été logiquement nécessaire dans le développement de ma nature et de mon œuvre soit envisagé comme des accidens fortuits qu’on accepte ou qu’on repousse selon le caprice de chacun. » Je pense que ces paroles n’ont pas besoin de commentaire.

La meilleure réponse qui ait été faite en Allemagne au système et aux prétentions de M. Wagner se trouve contenue dans deux petits volumes de Lettres musicales qui ont été publiés à Leipzig[1]. L’auteur, qui se cache sous un pseudonyme dont il nous est impossible de soulever le voile, est un fort bon esprit qui s’exprime avec élégance et beaucoup de clarté. Dans le premier volume, il examine successivement une foule de questions importantes sur l’art musical et particulièrement sur la musique dramatique, dont il dégage avec finesse quelques vérités fondamentales qu’on ne saurait méconnaître impunément dans aucun temps et dans aucune école. Il réfute, chemin faisant, de nombreux paradoxes qui ont cours en Allemagne, et s’attaque vigoureusement à quelques préjugés antiques dont il s’efforce d’ébranler l’empire : tel est celui, par exemple, qu’il appelle la bachomanie, et qui a sa source dans une admiration aveugle pour le grand Sébastien Bach, génie puissant et varié dont les formes scolastiques ont eu leur raison d’être, mais ne doivent être imitées de nos jours qu’avec beaucoup de réserve. L’auteur dit sur tout cela d’excellentes choses, pleines de sens et de raison, et qui ont dû lui attirer bien des invectives de la part des fanatiques. Dans le second volume, il apprécie le génie des différens compositeurs qui ont illustré l’Allemagne, et il juge avec une grande indépendance et beaucoup de goût Haendel, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Schubert, Spohr et M. Wagner lui-même, à qui il dit de bonnes vérités. Il serait à désirer que ces deux petits volumes fussent traduits en français et mis à la portée de tous ceux qui s’occupent de musique, soit comme amateurs, soit comme artistes[2].

M. W. de Lenz est l’un de ces bons Allemands qui, après avoir pris une forte dose de jurisprudence et d’esthétique dans une des nombreuses universités de son pays, mêlant à ce fonds solide d’instruction l’amour de la musique,

  1. 2 vol. in 18, chez Breitkopf et Haertel.
  2. Nous ne voulons pas quitter ce sujet sans dire à l’auteur de l’excellent petit ouvrage dont nous venons de parler que c’est bien à tort qu’il nous attribue l’opinion fort étrange qui consisterait à dire que les institutions politiques exercent une grande influence sur le libre développement du génie musical. Le passage qu’il cite d’une étude publiée ici même n’a pas à beaucoup près la rigueur d’affirmation qu’y a vue notre honorable contradicteur.