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n’ait point daigné avoir recours, et cela se conçoit de la part d’un esprit novateur qui voulait rompre avec la tradition et ne dater l’histoire du monde que du jour de sa naissance. Depuis que M. Liszt a été forcé de renoncer au rôle d’agitateur et de conquérant, il s’est abattu dans la petite cour de Saxe-Weimar, où il remplit les fonctions de maître de chapelle avec un fracas de mise en scène qui est le dernier effort d’une ambition déçue. En effet, le célèbre virtuose se remue tant qu’il peut pour faire de la jolie petite résidence de Weimar, où a régné Goethe, le centre du mouvement musical dont il voudrait être le régulateur. Il écrit des brochures pour défendre la gloire méconnue de ses amis, il fait représenter leurs chefs-d’œuvre et ne se décourage pas dans ses efforts infructueux, car, c’est une justice qu’il faut rendre à M. Liszt, il a conservé toutes les illusions de sa jeunesse. Parmi les nombreux témoignages que nous pourrions citer des illusions de M. Liszt, il n’y en a pas de plus curieux que le livre qu’il vient de publier sur Chopin[1].

Frédéric Chopin a été certainement l’un des artistes les plus remarquables qui se sont produits en France pendant les vingt dernières années. Né à Zelayowa-Wola, près de Varsovie, en 1810, il apprit de très bonne heure la musique, sous la direction d’un nommé Ziwna, un admirateur passionné du grand Sébastien Bach, dont le génie était certes bien différent de celui que devait manifester un jour le jeune compositeur polonais. Protégé dans son enfance par le prince Antoine Radziwill, dilettante distingué, Chopin, dont la famille n’était pas aisée, put être élevé dans un bon collège de Varsovie où il reçut une éducation solide dont il ressentit toute sa vie l’heureuse influence. Après avoir étudié l’harmonie avec un professeur nommé Joseph Elsner, après avoir essayé la force de son talent dans plusieurs concerts publics qu’il donnait dans quelques petites villes allemandes, — Chopin se trouvait momentanément à Vienne lorsque éclata à Varsovie la révolution du 27 novembre, qui était le contre-coup de la révolution de juillet 1830. Chopin se décida alors à quitter l’Allemagne pour se rendre à Londres ; mais, à son passage à Paris en 1831, il y donna plusieurs concerts dont le succès le fixa pour toujours dans cette grande ville, qui est devenue le théâtre de sa renommée. Depuis lors, Chopin ne fit plus que des excursions passagères loin de Paris, où il revenait toujours et où il est mort le 17 octobre 1849, à l’âge de trente-neuf ans. Chopin était une nature fine et délicate, un esprit cultivé qui s’intéressait à toutes les questions importantes qui s’agitaient autour de lui. Doué d’une sensibilité exquise et presque maladive, il vécut à Paris comme une plante exotique qui a besoin de ménagemens et qui souffre de la moindre perturbation atmosphérique. Aimé de ses amis, admiré des femmes qui trouvaient dans sa musique et dans son talent de virtuose une source abondante d’émotions imprévues, Chopin fut entouré par un groupe d’artistes et d’écrivains d’élite qui apprécièrent son génie, et lui attirèrent une assez grande popularité. Toutefois Chopin ne fut jamais l’artiste de la foule bruyante. Le caractère de ses compositions, son jeu élégant et doux, qui répondait admirablement à la tournure de son esprit et à l’extrême fragilité de sa constitution,

  1. Frédéric Chopin, par F. Liszt, un vol. in-8o, Paris, 1852.