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j’ai la ferme confiance qu’elle perdra ce caractère dès que j’aurai appelé à mon secours la comparaison des œuvres antiques et des œuvres modernes. Le lecteur même qui n’a pas étudié les galeries de Rome et de Florence et qui connaît très incomplètement le musée du Louvre sentira toute la portée de ma pensée, en voyant comment des sentimens de même nature ont été compris, interprétés aux diverses époques de l’histoire. C’est, je crois, la seule manière de populariser, de vulgariser la théorie de la beauté. Les idées pures, les idées réduites aux formules abstraites, ne convertissent qu’un petit nombre d’esprits. Les idées représentées par des œuvres, les idées commentées par une statue, incarnées dans un bas-relief, deviennent claires, lumineuses, splendides pour les yeux mêmes qui ne sont pas habitués à la contemplation de la vérité. L’esthétique prise en elle-même ne comptera jamais que des disciples peu nombreux ; l’esthétique démontrée par les œuvres de Phidias et de Lysippe, de Jean Goujon et de Puget, de Michel-Ange et de Ghiberti, trouvera des disciples sans nombre.

De tous les ouvrages que nous possédons, le plus célèbre est le Milon dévoré par un lion, et le mérite du groupe justifie pleinement cette célébrité. Celui qui voudrait étudier Puget dans son Hercule au repos ne prendrait de son génie qu’une idée très incomplète, car l’Hercule, malgré le savoir qui se révèle dans plusieurs parties, n’a pas de caractère bien déterminé, tandis que le Milon respire une énergie que la statuaire ne pourra peut-être jamais surpasser, et dont l’antiquité n’offre pas de modèles. Le sujet choisi par le sculpteur marseillais lui a permis de déployer toutes les ressources de son talent. Représenter un athlète qui terrassait un bœuf d’un coup de poing et l’emportait sur ses épaules n’était pas une tâche facile ; l’artiste, en effet, devait craindre de montrer la force sous un aspect trop brutal ; c’est un écueil que n’a pas su éviter l’auteur de l’Hercule Farnèse placé au musée de Naples. Puget, tout en respectant les conditions historiques du sujet, a trouvé moyen de concilier la force et l’élégance. La tradition rapporte que Milon, ayant voulu déchirer de ses mains un chêne à moitié fendu par la foudre, demeura pris dans le tronc qui s’était refermé et fut dévoré par des loups. Le sculpteur marseillais a préféré mettre l’athlète aux prises avec un lion, et je crois qu’il a très bien fait. Le lion se prête mieux que le loup aux conditions de la statuaire. L’auteur a d’ailleurs tiré de cette donnée un excellent parti. Il n’y a pas un spectateur qui ne soit tenté de s’écrier avec la reine Marie-Thérèse : « Ah ! le pauvre homme ! » Les griffes du lion s’enfoncent dans la chair de l’athlète, et ses dents aiguës s’apprêtent à le dévorer. Livré sans défense à son terrible ennemi, Milon ne peut manquer de succomber ; cependant il essaie, par un effort désespéré, de dégager sa main retenue