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des poupes de navire. Il savait bien qu’à deux cents lieues de Marseille des hommes qui ne le valaient pas, qui ne possédaient pas la moitié de son savoir, étaient chargés de la décoration des monumens publics et des parcs royaux, et cependant il ne songeait pas à s’en indigner ; quelque chose lui disait qu’un jour sa supériorité serait reconnue, proclamée, et, pour hâter l’heure de la justice et de la réparation, il travaillait sans relâche, fin esprit moins élevé eût perdu courage ; Puget trouvait dans le travail même sa plus douce récompense : produire, produire à toute heure était pour lui une joie que l’ignorance et l’injustice ne pouvaient lui enlever. Seul avec sa pensée, trouvant dans sa main puissante un interprète fidèle, il se consolait de n’être pas à sa place, il s’interdisait toute plainte comme un signe de faiblesse, et chaque figure qui naissait sous son ciseau le confirmait dans ses espérances. Il élevait jusqu’à la dignité de l’art les travaux confiés trop souvent à des ouvriers dont la main n’est pas conduite par la pensée et reproduit docilement des types consacrés. Il agrandissait à plaisir la tâche qui lui était confiée, et trouvait dans ce surcroît de besogne une joie fière et féconde : l’orgueil de se sentir supérieur à sa condition doublait son ardeur et ses forces.

Puget achevait les dernières figures de la Reine lorsqu’un religieux de l’ordre des Feuillans, chargé par Anne d’Autriche de faire dessiner les principaux monumens de Rome, le prit avec lui et l’emmena en Italie. Ce fut alors que se développa chez le jeune Marseillais un goût passionné pour l’architecture. Il employait toutes ses journées à mesurer, à reproduire sur le papier ou sur la toile tous les débris de l’antiquité qui s’offraient à ses yeux. Chose singulière pour la foule, et qui pourtant n’étonnera pas les esprits familiarisés avec la biographie des artistes célèbres, Puget, pendant le second séjour qu’il fit à Rome, avait ainsi réglé l’emploi de sa vie : l’architecture devait occuper la meilleure partie de son temps, la peinture ses loisirs. Quant à la sculpture, il ne songeait pas à la pratiquer d’une manière suivie. Il suffit de rappeler Milton préférant le Paradis reconquis au Paradis perdu. Puget se méprenait alors sur sa véritable vocation, comme le secrétaire de Cromwell se méprenait sur la valeur de ses œuvres. Comme il revenait en France, il fut retenu à Gênes par les offres les plus flatteuses. Les familles Sauli et Lomellini s’engagèrent à lui faire une pension annuelle de trois mille six oeufs livres, et à payer généreusement les œuvres qu’il voudrait bien exécuter. Tous ceux qui ont visité les églises de Gênes ont gardé le souvenir du Saint Sébastien et de l’Alessandro Sauli placés à Sainte-Marie de Carignan. Ces morceaux, d’une importance capitale, sont les premiers que Puget ait sculptés dans le marbre ; jusque-là, il n’avait fouillé que le bois. Il y a dans ces deux statues une élégance, une énergie que personne ne pourra méconnaître.