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sans fortune. Il ne se plaignit jamais de la sienne ; il en usa agréablement, quelquefois noblement, témoin les jours où il la mit aux ordres de Mme Du Deffand et du général Conway. Comme il ne se maria point, il fut riche toute sa vie, et ne le devint guère plus, quand sur ses vieux jours il réunit les titres et les débris des biens de l’aîné de sa famille. Il n’était ni prodigue ni magnifique, mais il tenait à mener facilement la vie du grand monde, en se passant les fantaisies d’un homme qui aime également en toutes choses le beau, le joli et le curieux. Son rang et son nom le plaçaient naturellement au milieu de la meilleure compagnie de Londres. On y avait beaucoup d’esprit alors ; le règne de la reine Anne avait répandu l’amour des lettres ; d’éminens écrivains, en se mêlant soit aux affaires, soit aux luttes de la presse, soit aux plaisirs de la société, avaient propagé jusqu’au sein de l’aristocratie politique l’estime et l’admiration du talent. Les pope avaient produit des Bolingbroke. Toutefois cet esprit du monde, encore que cultivé et brillant, n’excluait ni les travaux ni les passions de la politique, et ôtait peu de chose à cette vigueur native du tempérament moral des Anglais. L’énergie du caractère national se montrait dans les entreprises audacieuses, dans les luttes opiniâtres de la vie publique et même dans les plaisirs violens ou les hardis excès d’une société libre et riche qui ne relevait en tout que de ses volontés. En même temps, les développemens du commerce, l’énormité des traitemens et des pensions, l’usage et l’abus du crédit, la spéculation effrontée sur les fonds, les marchés et les emprunts, commençaient d’accumuler les valeurs mobilières dans quelques mains puissantes et de former ces grandes fortunes qui ne cessent pas d’étonner notre pauvreté. La dette de l’état, immense pour le temps, était un capital toujours réalisable et toujours productif que se partageaient les habiles, et, malgré la cherté toujours croissante, le luxe ne se ralentissait pas ; mais il avait quelque chose de la solidité de la société dont il était la parure : les manoirs de famille, les grands pares, les collections de livres, de tableaux et d’antiquités, les vieilles et précieuses vaisselles d’or et d’argent, tous ces trésors durables qui font partie de l’apanage patrimonial, étaient chaque jour plus appréciés, plus recherchés, et l’Angleterre commençait à devenir ce qu’elle devait être chaque jour davantage, le dépôt de toutes les richesses transportables de l’univers.

Voilà le monde dans lequel entre le jeune Walpole. Il n’en a pas toutes les passions ; il lui manque cette vigueur physique et morale qui permet de jouir avec plénitude de tous les biens de la vie et d’exercer dans toute leur étendue les facultés de notre nature. Il comprendra donc finement ce monde où il doit vivre, il saura l’observer et le peindre, mais il ne le dominera pas ; il n’en sera ni le maître ni l’esclave ; il