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abîmes, il avançait avec cette lenteur suprême d’une volonté qui domine l’impatience et l’ame concentrée tout entière dans chaque mouvement. Ses regards fixes essayaient de percer le voile liquide des eaux ; ses mains, crispées à la gaffe, semblaient vouloir la souder au récif ; ses pieds, convulsivement chercheurs, s’efforçaient de deviner la route avant de la choisir. Il atteignit ainsi le milieu du passage, où il entra dans les eaux de la péniche. Tout y était silencieux et sans mouvement. Les cris de — bon quart ! poussés de loin en loin par les veilleurs du bossoir avaient cessé de se faire entendre depuis quelque temps ; on n’apercevait même plus les deux ombres, long-temps immobiles au poste de guette. Sûrs de l’inutilité de leur garde, les matelots de quart s’étaient sans doute endormis.

Mathieu, qui craignait leur réveil, voulut échapper à ce danger en pressant le pas ; mais, au moment même où il entrait dans l’ombre que projetait sur les flots éclairés l’arrière de la péniche, la levée de rochers qui s’abaissaient subitement lui manqua. Francine le sentit s’enfoncer comme une barque qui sombre, et la vague jaillit jusqu’à ses cheveux. Elle ne put retenir un cri perçant.

Son père effrayé la ramena contre sa poitrine et appuya la main sur ses lèvres ; mais il était trop tard : le cri avait été sans doute entendu, car une ombre se souleva tout à coup à Favant, et un bruit de pas retentit sur le pont. Ropars n’eut que le temps de se jeter sous le couronnement de la péniche stationnaire et de saisir un bout-dehors, auquel il resta suspendu.

Un des matelots de quart arriva à l’arrière, où il fut bientôt rejoint par son compagnon.

— Que Dieu me damne si je n’ai pas entendu un cri ! dit le premier.

— Pardieu ! il m’a quasiment réveillé, ajouta le second.

— J’ai pourtant beau regarder, je ne vois rien.

— Ni moi.

Tous deux étaient penchés vers la mer, qui continuait à bruire doucement et sur laquelle n’apparaissaient que de légères ondulations brodées d’écume à demi phosphorescente. Le second veilleur parut tout à coup saisi d’une inquiétude qui fit trembler sa voix.

— Dis donc, Morvan, reprit-il avec circonspection, les barques de Roscanvel et de Lanvoc n’ont pas été sans laisser ici sous l’eau quelque chrétien, pas vrai ?

— Après ? demanda Morvan.

— Après ? reprit le matelot, qui semblait partagé entre une crainte et une honte, eh bien ! parbleu !… tu sais ce qu’on dit… c’est pas moi qui ai inventé la chose… Il y en a qui racontent que les naufragés morts en péché mortel laissent leurs âmes sur la vague qui les a