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ouvrières, avaient été obtenus. Eh bien ! la politique, n’épargnant pas même ces créations modestes, dont la plupart étaient malheureusement écloses sous le souffle d’inspirations dangereuses, les transformait trop souvent, surtout celles qui tenaient boutique ouverte et vendaient au premier venu, en des foyers d’agitation.

Un des plus funestes effets de l’insurrection, c’est d’avoir fortifié la digue qui séparait déjà les deux élémens de la fabrique. On le sait, les maîtres de métiers n’ont pas, même à propos du travail, de rapports suivis avec ceux qui les occupent. Bien qu’ils soient les uns et les autres parties dans un même contrat, ils restent à une distance énorme dans la vie ordinaire, et le lien industriel qui les rapproche n’est en général ni solide ni durable. Certes, un intérêt commun plane au-dessus de ces divisions : l’intérêt de tous à l’activité du travail et à la prospérité de la fabrique, dont la condition souveraine est dans le calme de la cité; mais ce grand intérêt a moins d’action sur les esprits que les causes de dissidence.

Depuis 4831, la séparation morale s’ajoute à la séparation matérielle. Ce n’est pas qu’il y ait de la haine du côté des patrons : si l’attitude prise en diverses circonstances par les ouvriers, si des reproches injustes, des démonstrations agressives ont laissé de pénibles souvenirs au fond des cœurs, la sagesse bien connue des fabricans lyonnais exclut toute colère froide et calculée; mais les instincts, les caractères, les goûts, diffèrent autant que les intérêts. Cette dissemblance s’est accrue, sous le souffle des insurrections, à ce point qu’à regarder aujourd’hui les chefs d’atelier et les fabricans, on dirait deux races distinctes, l’une participant du mouvement des populations du nord, l’autre de celui des races méridionales. Si nous avons vu les ouvriers naturellement rêveurs et évaporés, enclins aux idées abstraites, mobiles comme une mer orageuse et avides des spectacles publics et des divertissemens en commun, les fabricans sont au contraire des esprits très positifs, très réfléchis, assez peu expansifs, qui aiment à se renfermer dans le cercle de leur famille et à murer leur existence. Scrupuleux dans l’accomplissement de leurs engagemens, ils sont prudens et réservés dans leurs affaires. Prêts à des sacrifices intelligens pour conserver à leur belle industrie sa réputation dans le monde, ils sont plus ingénieux, plus entreprenans dans la fabrication même que dans le commerce. Naturellement désireux de parvenir à la fortune dans une carrière dont le gain forme le principal appât, ils ne s’y élancent point tête baissée et à l’aventure; ils comptent d’avance les pas qu’ils y feront, et si le succès trahit leurs efforts, ils se ruinent et disparaissent le plus silencieusement possible. Sous un ciel brillant en été, mais qui se voile souvent en hiver de brouillards presque aussi épais que ceux de la Tamise, ils révèlent dans quelques-unes de leurs dispositions morales et