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ou à leurs troupeaux, et qui sont embauchés par les chefs d’atelier d’abord comme apprentis, et puis en qualité de compagnons. Ces ouvriers arrivent de vingt directions diverses, de l’Ain, de l’Isère, du Doubs, des Vosges, du Jura, de la Suisse, du Piémont, etc. Une fois admis dans la fabrique, s’il est rare qu’ils s’en séparent jamais tout-à-fait, ils changent du moins fréquemment d’atelier, soit par suite de la mobilité de leur humeur, soit par suite des variations qui se produisent dans le travail. Quelques-uns parviennent chaque année à monter un métier pour leur compte. Le chef d’atelier abandonne au compagnon la moitié du prix des façons et garde l’autre partie du salaire pour la location des instrumens de travail.

Le prix des façons est généralement faible. Voici un exemple qui peut en donner une idée; je le prends dans la fabrication courante, dans les étoffes de soie noire unie d’une qualité ordinaire que j’ai vu tisser à des conditions pareilles sur beaucoup de métiers. Le fabricant payait 70 centimes par mètre, et le tisserand pouvait en faire un peu plus de quatre mètres par jour, en travaillant de cinq heures du matin à dix heures du soir, ce qui donnait un salaire d’environ 3 francs, sur lequel 1 franc 50 centimes revenaient au chef d’atelier et 1 franc 50 centimes à l’ouvrier. Certains travaux sont plus avantageux, mais d’autres, en revanche, le sont encore moins. Si on envisage en bloc tous les tissus exécutés dans ce grand centre de travail, la moyenne indiquée approche bien près de la vérité. Les femmes, nombreuses dans la fabrique, y reçoivent le nom de compagnonnes, et sont traitées sur le même pied que les hommes; elles tissent presque toutes les pièces unies, qui exigent moins de force physique que les étoffes brochées, pour lesquelles il faut, après chaque coup de navette, pousser de lourdes masses de fils garnis de métal. Le tissage de la soie, pénible encore par la nécessité de répéter sans cesse les mêmes mouvemens, a été heureusement transformé, comme on sait, par un éclair de génie qui vint illuminer un jour un simple ouvrier dont la vie a duré près d’un siècle. Les tisserands qui s’ameutaient jadis contre les appareils de Jacquart ont été les premiers à profiter de sa féconde découverte[1].


II. — MŒURS ET CARACTÈRE DES OUVRIERS LYONNAIS.

L’existence intime de toute cette population abonde en contrastes étranges. Un fait frappe tout d’abord, c’est la vie en famille. Les ouvriers sédentaires, les possesseurs d’un ou plusieurs métiers sont à peu

  1. Les anciens métiers exigeaient le concours de deux ouvriers, dont l’un était placé dans la position la plus gênante sur la partie supérieure du mécanisme. On sait d’ailleurs qu’ils ne pouvaient exécuter qu’un seul dessin, tandis que les métiers Jacquart permettent, en changeant seulement les cartons employés, de confectionner avec le même appareil les étoffes les plus diverses.