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Un intérêt tout-à-fait exceptionnel s’attache à l’étude d’une vaste agglomération de deux cent cinquante mille individus, dont les trois quarts environ appartiennent de près ou de loin à une seule industrie, celle de la soie. C’est dans les rangs serrés de cette phalange que les adversaires de l’ordre social actuel se complaisaient à montrer naguère une armée implacable, surnommée le bras du socialisme. Où en sont aujourd’hui ces soldats promis à de nouvelles émeutes, et dans quel sens s’opère, à l’heure qu’il est, le mouvement des intelligences populaires? Cette question ne doit pas nous trouver indifférens. L’examen de l’état moral et politique de Lyon fournit une occasion merveilleuse pour voir ce que les ouvriers peuvent gagner en se livrant à l’agitation et aux fantaisies révolutionnaires. Jamais population n’a été plus profondément remuée par l’esprit d’aventures que celle de la cité des soieries, et pourtant qu’a-t-il produit pour elle? pour prix de longs déchiremens et de pertes immenses, l’a-t-il rapprochée de son but? N’a-t-il pas étalé au contraire la plus complète impuissance, et corrompu dans leur source les institutions auxquelles il a touché? Les résultats que nous avons à constater offrent un grand enseignement pour tout le monde, pour les ouvriers surtout, car ils mettent en lumière les liens qui unissent les destinées du travail aux destinées mêmes de l’ordre.

Pour pénétrer dans la pensée et dans les sentimens actuels des ouvriers lyonnais, il faut connaître avant tout le régime auquel ils sont assujettis, les penchans naturels de leur esprit et de leur caractère. Il faut les suivre aussi dans la vie extérieure, dans les agitations de la place publique, afin d’apprécier l’influence que le souvenir d’insurrections encore récentes peut exercer sur les dispositions des divers élémens de la fabrique. En examinant ensuite les efforts accomplis pour combattre le mal, on tâchera d’indiquer à quelles conditions la cause du bon sens et de la justice peut gagner une force nouvelle.


I. — LYON ET L’INDUSTRIE LYONNAISE.

Lorsqu’on étudie dans ses détails cette étrange ville de Lyon qu’on revoit toujours avec un nouvel étonnement, on demeure frappé du rapport qui existe entre la configuration même des lieux et l’esprit de la population. Ce n’est pas là une ville comme une autre, formant un corps compacte et homogène; tout y est inégal et heurté; les diverses parties en sont séparées les unes des autres par des barrières naturelles. Jusqu’à ces derniers temps, où un décret vient de faire cesser, au moins partiellement, cette anomalie, les lois avaient fractionné l’unité lyonnaise en communes différentes, prêtant ainsi une sorte de sanction aux idées de division. Il est essentiel de se représenter dans ses grandes lignes la topographie de la cité pour en bien comprendre la situation morale.