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mépris de ceux qu’on loue. L’intérêt le plus vil arme le frère contre le frère, l’ami contre l’ami, rompt tous les liens du sang et de l’amitié, et c’est un motif si bas qui décide de nos haines et de nos amours[1]. » Quelle ressemblance ou plutôt quelle conformité ! Ce que Rousseau dit de la société, Massillon le dit du monde. Le propre de la société selon Rousseau, c’est d’être le domaine des passions humaines ; c’est aussi le propre du monde selon tous les moralistes chrétiens. La censure chrétienne n’est pas moins vive et moins amère assurément que la censure philosophique. Que fait cependant la doctrine chrétienne ? Après avoir montré à l’homme le monde tel qu’il est, lui dit-elle qu’il faut le quitter et aller vivre au désert ? lui dit-elle qu’il n’y a que l’abandon de la société ou sa destruction (les philosophes aiment mieux détruire le monde que de l’abandonner) qui peut le préserver de la corruption universelle ? Non. Ce n’est pas que la doctrine chrétienne n’ait eu aussi ses exagérés et ses violens qui appelaient l’humanité dans le désert. L’église a eu ses solitaires de la Thébaïde : elle a eu ses chartreux et ses trappistes, ces émigrés du monde qui croient ne pas pouvoir le fuir assez loin ; mais les solitaires de la Thébaïde et de la Trappe quittent le monde, ils ne le veulent pas détruire ; ils visent au calme et presque à l’immobilité, ils ne l’imposent pas aux autres ; ils étouffent les passions, désespérant de les régler, mais ce sont les leurs. Entre le solitaire chrétien et le sauvage de Rousseau, il y a cependant, quant au dehors de la vie du moins, de curieuses ressemblances. « L’homme sauvage et l’homme policé, dit Rousseau, diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations, que ce qui fait le bonheur suprême de l’un réduirait l’autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos et la liberté : il ne veut que vivre et rester oisif, et l’ataraxie même des stoïciens n’approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire le citoyen, toujours actif, sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses… Quel spectacle pour un Caraïbe que les travaux

  1. Massillon, t. Ier-, édit. de 1825, p. 402 et 403. Nicole dit aussi dans ses Essais de morale, t. 3e, Traité de la charité et de l’amour-propre, p. 141 : « Chacun pense d’abord à occuper les premières places de la société où il est, et si l’on s’en voit exclu, on pense à celles qui suivent. En un mot, on s’élève le plus qu’on peut, et on ne se rabaisse que par contrainte. Dans tout état et dans toute condition, on tâche toujours de s’acquérir quelque sorte de prééminence, d’autorité, d’intendance, de considération, de juridiction, et d’étendre son pouvoir autant qu’on le peut. Les princes font la guerre à leurs voisins pour étendre les limites de leurs États. Les officiers de divers corps d’un même état entreprennent les uns sur les autres. On tâche de se supplanter, de se rabaisser l’un l’autre dans tous les emplois et dans tous les ministères ; et si les guerres que l’on s’y fait ne sont pas si sanglantes que celles que se font les princes, ce n’est pas que les passions n’y soient aussi vives et aussi aigres, mais c’est pour l’ordinaire que l’on craint les peines dont les lois menacent ceux qui ont recours à des moyens violens. »