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sauvage, en dépit de son inertie, sera remué par quelque chose ; il aura des désirs et des craintes ; il y aura pour lui des biens et des maux ; oui, voici les désirs de l’homme sauvage « qui ne passent pas ses besoins physiques ; les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la nourriture, une femelle et le repos ; les seuls maux qu’il craigne sont la douleur et la faim. » Ecce homo !

Ici je ne puis pas m’empêcher de citer une anecdote.

Mlle Quinault, actrice de l’Opéra, recevait chez elle les philosophes et les grands seigneurs du XVIIIe siècle. Ils venaient souper chez elle, et quand les domestiques étaient sortis, alors entre les hommes du monde et les hommes de lettres commençait la conversation la plus libre et la plus hardie qu’on puisse imaginer. Lois et religion, gouvernement et culte, tout était battu en brèche. Or, un soir qu’on avait mis en pièces Dieu, le pape, les rois, les prêtres, les magistrats, et qu’on n’avait laissé debout que le lieutenant de police, qui empêche la bonne compagnie d’être volée et de n’avoir plus de quoi donner à souper, on se mit, en finissant, à causer du plaisir et du bonheur. Qu’est-ce que le plaisir ? qu’est-ce que le bonheur ? « Messieurs, s’écria Duclos, un des convives, il est absurde de discuter sur une chose qui est entre les mains de tout le monde. On est heureux quand on veut ou quand on peut. Je ne vois pas… — Parlez pour vous à qui il ne faut, pour l’être, que du pain, du fromage et la première venue, » lui répondit Mlle Quinault[1].

La nourriture, une femelle, le repos, voilà le bonheur de l’homme selon la nature ; du pain, du fromage et la première venue, voilà le bonheur de l’homme selon la philosophie du XVIIIe siècle, expliquée et résumée par Mlle Quinault. Singulière ressemblance et pleine d’enseignemens ! Oui, quand la civilisation commence, si elle commence dans les forêts, ainsi que le prétend Rousseau, la civilisation commence par les grossiers désirs et les grossiers besoins du sauvage ; mais bientôt ces besoins et ces désirs se règlent et se purifient, bientôt même ils vont prendre d’autres noms, des noms doux et sacrés. La nourriture devient le repas du foyer domestique, la table hospitalière où les dieux sont invoqués et où ils président, où quiconque vient s’asseoir est un hôte et un ami. Cet affreux nom de femelle disparaît devant le nom gracieux et saint d’épouse et le nom touchant et sacré de mère de famille. Puis, quand, après une longue jouissance de ces biens chéris et vénérés, la civilisation laisse corrompre les mœurs ou altérer les sentimens des hommes, alors, comme pour punir les nations et les individus, l’homme retourne aux grossiers désirs et aux grossiers besoins de son début, et il finit comme il a commencé. Triste condition des sociétés ou de l’homme qui ayant, les unes usé leurs lois et leurs

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. II, p. 65.