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le philosophe, ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain[1]. »

Ainsi l’homme ne peut profiter de son organisation plus avantageuse que celle des autres animaux qu’à la condition de réfléchir ; mais, s’il réfléchit, alors, selon Rousseau, il sort de l’état naturel ; il est perdu : plus d’égalité possible, et, une fois l’égalité perdue, tous les maux de la civilisation arrivent. Rousseau n’hésite pas sur ce point : il préfère de beaucoup l’bomme naturel à l’homme civilisé, et, pour qu’on ne l’accuse pas d’adoucir ou de farder sa conclusion, il arrive sans se faire prier à son fameux aphorisme : « L’état de réflexion est un état contre nature, et l’homme qui médite est un animal dépravé[2]. »

Si l’homme qui réfléchit est un animal dépravé, l’homme qui ne réfléchit pas est un animal impossible. Que faire donc ?

Je sais bien que Rousseau cherche à déguiser la dureté de son aphorisme en disant : « Si la nature nous a destinés à être sains, la réflexion est un état contre nature. » Mais quoi ! cela veut-il dire que l’homme n’a autre chose à faire ici-bas que se bien porter ? L’état de nature n’est-il autre chose que la bonne santé ? En ce cas, l’aphorisme de Rousseau ressemble fort aux prescriptions de certains médecins : Si vous voulez vous bien porter, ne pensez pas trop. Vous avez des soucis, oubliez-les ; des chagrins, n’y songez pas. Ne vous inquiétez ni de votre famille, ni de vos amis, ni de vos affaires ; ne vous attachez qu’à bien digérer : c’est là l’important. Les médecins ont observé depuis long-temps que l’ame et l’esprit, l’une avec ses passions et l’autre avec ses réflexions, nuisaient au bon état du corps, que la lame usait trop le fourreau, et, comme ils sont surtout chargés d’entretenir le fourreau, ils se plaignent des secousses de la lame. Ils trouvent que la machine irait beaucoup mieux, si elle allait toute seule, et ils supprimeraient de bon cœur la mauvaise habitude que nous avons prise de penser. Mais quoi ? ne pas penser, n’est-ce pas s’approcher de l’imbécillité ? Les médecins nous répondent assez pertinemment : « Eh ! rassurez-vous, vous penserez toujours assez. » Rousseau va plus loin : « Eh bien ! quand vous ne penseriez pas, où serait le mal ? L’imbécillité n’est pas un si grand malheur, et ce fut un être bienfaisant celui qui le premier suggéra à un habitant des rives de l’Orénoque l’usage de ces ais qu’il applique sur les tempes de ses enfans et qui leur assurent du moins une partie de leur imbécillité et de leur bonheur originel<ref> Ibid., p. 72. <ref>. »

La santé et l’imbécillité, voilà l’état de nature. Un imbécile bien portant, voilà l’homme naturel : en effet, quand vous écartez avec une logique rigoureuse tout ce que l’homme tient de la société, vous arrivez en fin de compte au sauvage inerte et imbécile. Cependant ce

  1. Tome VII, p. 132.
  2. Ibid., p. 63.