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la flotte comme l’armée s’étaient conservées intactes au lendemain du 24 février, l’une pour soutenir à Naples les intérêts et l’honneur du pays, l’autre pour sauver la société française tout entière, quelques semaines après, dans les terribles journées de juin.

L’insurrection de Naples réprimée, toutes les forces militaires du royaume allaient être employées à reconquérir la Sicile ; l’escadre anglaise se hâta d’accourir. Ici encore il y eut un singulier spectacle, et qui peint bien la confusion des temps dont nous rappelons le souvenir. Officiellement, les deux gouvernemens de France et d’Angleterre étaient d’accord pour assurer l’indépendance de la Sicile : le cabinet anglais par des motifs d’intérêt qu’il ne prenait guère la peine de cacher, les hommes qui gouvernaient la France par une sorte de don quichottisme républicain. Les deux gouvernemens fournissaient ouvertement aux Siciliens des armes, des canons et même des soldats[1] ; mais nous avons dit combien au fond leur pensée était différente, et les deux escadres dans leur accord, je dirai presque dans leur intimité apparente, laissaient sans cesse éclater cette différence. On eût pu dire, en effet, qu’elles s’aimaient au point de ne pouvoir se quitter. Dès que l’un des amiraux faisait un détachement, l’autre envoyait immédiatement à sa suite un nombre égal de ses navires. Si l’amiral Parker se rendait quelque part de sa personne, l’amiral Baudin y accourait. Extérieurement on était censé agir de concert, en réalité les mouvemens que l’on faisait ensemble n’avaient pour but que de s’observer et se contrecarrer réciproquement. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que, tout le temps que dura la guerre entre les troupes royales et les insurgés siciliens, les deux escadres ne cessèrent de poursuivre ainsi leurs buts si divers sous les apparences de l’entente la plus cordiale. Ce n’était pas qu’on prétendît se tromper les uns les autres, mais on tenait à garder les dehors d’une estime et d’une courtoisie mutuelles et à rester jusqu’au bout gens de bonne compagnie. Cette lutte sourde eut pour l’amiral Baudin et son escadre d’assez graves difficultés, et ils y

  1. Le gouvernement français avait encouragé les soldats de notre légion étrangère d’Afrique à entrer au service sicilien. Ces hommes n’étaient pas Français, mais leur longue communauté de dangers et de gloire avec nos soldats leur avait donné une demi-nationalité, et nos marins regrettaient profondément de les voir revêtus de notre uniforme au milieu des insurgés. Ils se montrèrent, au reste, dignes du bouton qu’ils portaient encore, et périrent presque tous au combat de Catane, la seule action vigoureuse de cette guerre. Pauvres gens ! le cœur dut leur battre bien vivement lorsque le colonel suisse, M. de Muralt, mettant pied à terre pour escalader le premier les barricades derrière lesquelles ils s’étaient retranchés, cria en français à sa troupe, qui allait les massacrer : « En avant, enfans ! à la baïonnette, et vive le roi ! » En entendant ce cri qu’ils avaient poussé si souvent eux-mêmes lorsqu’ils marchaient au combat sous le drapeau de la France, ne lancèrent-ils pas une dernière imprécation contre ceux qui les avaient arrachés à leur patrie d’adoption pour les envoyer ainsi à une mort certaine ?