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courbes qui joignent les ponts du vaisseau à ses murailles furent rompues, onze des baux ou poutres qui, en supportant les planches sur lesquelles reposent les canons, lient entre eux les flancs du navire, tombèrent dans les batteries. Les boulets et les armes, lancés çà et là au gré du roulis, tuèrent un homme et en blessèrent vingt-quatre. Il n’y avait pas moins de quatre à cinq pieds d’eau dans les batteries, et les pompes, disloquées comme tout le reste et presque impossibles à manœuvrer au milieu des mouvemens désordonnés du navire, n’avaient qu’une action insuffisante. Plus de cuisine à bord, plus de moyen d’y faire du feu ; la faim se joignait à la fatigue pour épuiser les forces de ce vaillant équipage. Néanmoins le cœur ne lui faillit pas un instant ; la calme bonhomie de l’amiral, qui donnait ses ordres comme au milieu des circonstances les plus ordinaires de la navigation, la froide énergie de M. Hamelin, inspiraient à tous le courage et la confiance.

Vers trois heures de l’après-midi, on craignit d’être porté par la dérive vers les îles Baléares, et il devint urgent de changer de route. C’était un moment critique. Le vaisseau, en travers à la lame et poussé par elle en travers, n’avait pas assez de vitesse pour donner de l’action à son gouvernail. On n’avait plus de voiles à mettre au vent à l’extrémité du navire pour le faire tourner, et quand on en aurait eu, elles n’auraient pu tenir un moment contre la tempête. Cependant il n’y avait pas à hésiter ; encore quelques milles dans la direction où l’on était entraîné, et le vaisseau allait être jeté irrésistiblement sur les roches aiguës dont est semé le littoral des Baléares, et personne ne fût revenu raconter ce grand désastre. On recourut alors à une mesure extrême : cinquante hommes, leurs officiers en tête, montèrent dans les haubans de misaine, au risque d’être balayés par la tourmente. L’action du vent sur leurs corps suppléa à l’absence des voiles, et le vaisseau commença son évolution. Là encore cependant il y eut un de ces momens d’incertitude suprême si communs dans la vie maritime. Le vaisseau tournait, mais il n’avait pas de vitesse, pas assez du moins pour fuir les lames ou en amortir la violence. Si à l’instant où il allait présenter au vent l’arrière, cette partie faible de sa charpente, un coup de mer venait le frapper, il était fort à craindre qu’il ne l’enfonçât, et, la brèche une fois faite, l’agonie du vaisseau n’eût pas été longue. Ce moment de solennelle anxiété fut heureusement très court. Le vaisseau acheva son évolution sans accident ; il était sauvé. Le soir, le baromètre baissait, et la tourmente s’apaisait.

Le lendemain, on put commencer à faire un peu de voiles. L’amiral se dirigea sur San-Pietro (Sardaigne), où il trouva la Médée qui avait fait peu d’avaries. Le Généreux était rentré à Toulon, le Triton avait gagné Mahon, mais dans un état tel qu’il y aurait eu péril à l’en faire sortir sans escorte. Le Neptune et l’Iéna étaient à Cagliari avec des