Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelquefois, dans un étroit canal entre deux îles de l’Archipel, s’allongeant en ligne de file, elle avait l’air d’un gigantesque serpent déroulant ses anneaux, chacun de ces anneaux n’en avait pas moins une vie qui lui était propre et une certaine indépendance. Sous le rapport de la discipline, chaque vaisseau est aussi isolé en escadre qu’au milieu du grand Océan. Le capitaine est toujours maître absolu à son bord, et n’est obligé de recourir à l’autorisation de l’amiral que pour l’infliction des Châtimens les plus graves, et dans ce cas l’autorisation n’est jamais refusée. À l’amiral seul il appartient de convoquer, s’il en est besoin, un conseil de guerre ; mais les circonstances qui réclament cette convocation sont si rares, la faute a dû être si publique et si grave, l’instruction de l’affaire est entourée de tant de formalités, que l’amiral, si débonnaire qu’il soit, ne peut s’empêcher de donner cours à cette haute justice. Il est encore un autre cas dans lequel son intervention veut être invoquée : c’est lorsqu’il s’agit de débarrasser l’escadre de quelqu’un de ces sujets malfaisans, officier ou matelot, insensibles à la voix du devoir, insensibles aux reproches et aux punitions même, organisateurs de petites coteries dans les états-majors ou les équipages, véritables dissolvans qui mettent en péril le bon esprit et le bon ordre, et qu’on ne saurait renvoyer trop vite et trop loin. Ces deux cas sont les seuls où le recours au pouvoir supérieur du chef soit nécessaire : on n’y eut guère recours à Besica, tant la discipline y reposait sur ses véritables bases, tant la confiance et l’affection étaient réciproques entre ceux qui commandaient et ceux qui obéissaient, tant était respectée et aimée l’autorité de celui à qui chacun rapportait l’honneur d’avoir donné cette incomparable escadre à la France !

Une circonstance était survenue, qui n’avait pas peu contribué à redoubler la satisfaction que nous avions de notre chef et de nous-mêmes, et nos efforts pour faire mieux chaque jour. Le 5 août, une escadre anglaise, forte de dix vaisseaux, était venue mouiller près de nous. Au milieu de la confusion qui régnait en Orient, le gouvernement britannique avait fait taire un instant son mauvais vouloir contre le pacha d’Egypte, afin de courir au plus pressé. Or le péril du moment, celui qu’il importait avant tout de conjurer, c’était l’arrivée des Russes à Constantinople, et, pour l’empêcher, ce n’était pas trop de l’union de la France et de l’Angleterre. De là l’attitude menaçante des deux escadres mouillées côte à côte dans la baie de Besica.

Nous étions loin de penser alors qu’aussitôt ce danger éloigné, les Anglais se sépareraient de nous, et, se retournant vers l’alliance russe, iraient écraser à Beyrouth l’ami et l’allié de la France. Toutefois, quoique en apparence unies pour tendre au même but, les deux escadres restèrent plusieurs mois presque étrangères l’une à l’autre et sans aucun échange de procédés amicaux. Les amiraux se voyaient,