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marine, de quelqu’un de ces vaisseaux où, pour se venger d’un capitaine détesté, il y avait une espèce de force d’inertie et de maladresse systématique mises à l’ordre du jour dans l’équipage, où on laissait déchirer des voiles à chaque souffle de vent un peu fort, où toute manœuvre commandée devant des spectateurs était sûre d’échouer, où enfin le matelot maltraité infligeait chaque jour à son chef des humiliations et des tourmens dont le récit ne serait pas assez sérieux ? Et que dire du moment où l’on arrivait au port ? C’était alors un sauve-qui-peut général : l’état-major tout entier demandait à débarquer ; les matelots s’en allaient en foule, et personne ne se méprenait sur le motif de cette triste débandade. Le capitaine, quelquefois officier brave et instruit, était ainsi puni d’avoir voulu être un tyran, et sa réputation périssait sans retour sous la vengeance de son équipage.

Ce sont là heureusement des exceptions fort rares, et il est plus fréquent de rencontrer l’exemple du capitaine homme de cœur, ferme, sévère même, mais toujours juste, évitant de multiplier les punitions pour leur conserver leur efficacité, et n’en appliquant toute la rigueur qu’aux sujets incorrigibles. Qu’il soit avec cela poli envers ses inférieurs et soigneux de leur bien-être, qu’il ait quelques-unes des qualités brillantes du commandement, et sache, en manœuvrant bien son navire, procurer des succès d’amour-propre à son équipage : oh ! alors sa popularité n’a pas de bornes ; son vaisseau reçoit, dans la langue énergique et naïve des matelots, le nom de vaisseau du bon Dieu, et il n’est rien qu’il ne puisse obtenir des hommes qu’il commande. En rentrant au port, on se séparera de lui les larmes aux yeux ; quelquefois les bras de son équipage le porteront à terre en triomphe, et, le jour où il reprendra la mer, il sera assuré de voir ses anciens matelots tout faire pour se retrouver sous son commandement.

À défaut de tout autre motif, l’intérêt du capitaine lui conseille donc ce mélange de bienveillance et de sévérité, cet exercice modéré de l’autorité qui fait le bon gouvernement ; mais il serait à plaindre s’il n’écoutait en cela que son intérêt, et si un autre mobile plus élevé ne faisait de lui le père de son équipage. Ce mobile, c’est l’affection. Lorsque les hommes reconnaissent que la manière dont on agit envers eux est inspirée par l’affection qu’on leur porte, ils acceptent tout de celui qui les conduit, ils lui pardonnent tout. Or personne n’a plus de sagacité pour discerner les sentimens du chef qu’un équipage, que cette réunion de solitaires, séparés du reste du monde, qui ont presque toutes les heures de la journée pour observer et réfléchir. Il y a chez ces rudes natures une finesse de tact merveilleuse pour reconnaître la bienveillance, même sous les apparences de la plus inflexible sévérité. Et comment un capitaine n’aimerait-il pas ses matelots ? J’en appelle ici à celui qui s’est trouvé à la mer, en un jour de tempête, responsable de la vie de