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celui qui était assigné à chaque navire par sa propre vitesse. Le Vanguard, un moment inquiet du retard que nous avions apporté à la marche de l’escadre turque, reprit tranquillement son métier d’éclaireur. Quant à nous, nous revînmes au cap Baba pour y mouiller. On tira de l’Iéna les vivres et tous les approvisionnemens nécessaires à une navigation de quelque durée pour les mettre à bord du Bougainville, qui, muni des instructions de l’amiral, fit force de voiles à la nuit pour rejoindre les Turcs. En même temps, l’amiral expédiait un bateau à vapeur à Constantinople. Ce navire passa inaperçu et sans firman sous les batteries des Dardanelles, et alla porter à notre ambassadeur la grande nouvelle de la sortie et de la défection de la flotte ottomane. Celle de la bataille de Nézib arriva presque au même moment.

La porte n’avait plus ni flotte ni armée. Les Russes allaient-ils accourir à Constantinople ? Telle était la question que chacun se posait. Il fallait être prêt à tout événement. Aussi l’amiral Lalande se rendit-il à Ourlac, dans le golfe de Smyrne, pour y rallier les renforts que le gouvernement français ne pouvait manquer de lui envoyer en toute hâte. Nous dîmes adieu sans regret au cap Baba et à son minaret en ruines, ficelé avec des cordes pour la sûreté du muezzin, et le lendemain nous étions au pied des riantes et pittoresques montagnes de Kara-Bournou, à l’entrée d’Ourlac.

À Ourlac, l’amiral trouva quatre vaisseaux qui arrivaient de France. On fit des vivres et de l’eau, et le 13 juillet l’escadre repartit pour l’entrée des Dardanelles, où elle devait rester quatre mois. Dans cet intervalle de temps, elle fut portée de six vaisseaux à treize. Jamais, depuis les guerres de l’empire, la France n’avait réuni une force navale aussi considérable. Le but politique de notre séjour à l’entrée des Dardanelles était simple. Nous devions nous emparer des forts qui défendent ce passage célèbre dans le cas où une armée russe fût venue à Constantinople apporter au sultan un appui qui eût trop ressemblé à une conquête. Les vents et les courans qui règnent constamment dans la Mer-Noire permettent à une escadre partie de quelque part que ce soit de cette mer d’entrer dans le Bosphore, tandis que les escadres venues de la Méditerranée sont retenues à la porte des Dardanelles. Nous n’avions pas encore assez de navires à vapeur pour traîner nos vaisseaux contrevents et marée sous les murs du séraï ; mais le jour où nous aurions su les Russes à Constantinople, nous aurions enlevé et occupé les Dardanelles, et l’avantage du poste qu’ils auraient pris eût été par là grandement diminué. Nos officiers avaient reconnu les deux rives, et le succès du coup de main était assuré. Nous n’avions plus qu’à attendre le résultat des luttes diplomatiques. Nous ne l’attendîmes pas en oisifs : cette époque est celle du grand travail de l’éducation de l’escadre.

Elle se tenait d’ordinaire à l’ancre dans la baie de Besica, en face