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qu’ils qualifiaient presque publiquement de folie, ils le faisaient par obéissance, et, tout étonnés d’avoir réussi, ils sentaient s’accroître et leur confiance dans leur chef et leur propre valeur. Nul mieux que l’amiral Lalande n’a su préparer, instruire et former une escadre ; nul mieux que lui, j’en ai la ferme conviction, n’aurait su la conduire à l’ennemi. Je ne lui ferai qu’un seul reproche, car où trouver quelqu’un à qui il n’y en ait point à faire ? C’est qu’il ne tenait pas assez à la discipline. Quand on avait exécuté ce qu’il voulait, les détails du service lui importaient peu, et il n’apportait aucune force à ses capitaines pour la répression de tous ces petits délits qui se reproduisent partout où il y a de nombreuses réunions d’hommes. Il ne savait pas être sévère. Jamais je n’ai vu homme plus embarrassé que lui le jour où l’un de ses capitaines, qui avait eu à se plaindre de ses officiers, lui dit à une visite de corps : « Amiral, j’ai l’honneur de vous présenter l’état-major du ***, et j’ai le regret d’ajouter qu’il est impossible d’être plus mécontent de ces messieurs que je ne le suis. » Le capitaine en question, nouveau venu dans l’escadre, restait immobile en face de l’amiral, attendant que celui-ci, par quelques paroles, vînt au secours de son autorité ; mais l’amiral ne dit rien : il souriait, s’agitait ; bref, cet homme si brave et si résolu recula devant un mot à prononcer en faveur de la discipline. Heureusement cette singularité de son caractère était si bien connue de tous, qu’elle perdait presque tous ses inconvéniens. Les capitaines savaient qu’ils n’avaient à compter que sur eux-mêmes pour être obéis, et ils ne recouraient jamais à l’amiral. J’ai cru devoir signaler en lui cette disposition d’autant plus étrange, que lui-même était fort discipliné.

On me pardonnera de m’être ainsi étendu sur le caractère de l’amiral Lalande. J’ai voulu exprimer, pour ma part, la reconnaissance que nous lui portons tous pour avoir donné à la flotte une impulsion originale et puissante, et au pays une force navale qui depuis ne lui a jamais fait défaut. Nous avons perdu en lui un chef éminent : il nous a manqué trop tôt, beaucoup trop tôt. Depuis 1848 surtout, il aurait joué dans l’état un rôle important, et peut-être eût-il fait pour la marine tout entière ce qu’il fit pour l’escadre en 1839. M. Lalande était républicain, républicain sincère et convaincu, comme M. le général Cavaignac. Comme lui, il fut toujours resté fidèle au drapeau qui lui avait été confié par la monarchie ; mais il eût servi la république avec foi, avec amour, avec toute la passion et l’énergie de son ame. Et que ne fait-on pas avec de pareils mobiles ?

Je reviens à mon récit. Le Bougainville nous rejoignit à la nuit. Il apportait de graves nouvelles : le sultan Mahmoud était mort, l’armée du Taurus avait reçu l’ordre d’attaquer Ibrahim-Pacha, enfin la flotte turque allait sortir le lendemain des Dardanelles. La mort de