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d’Asie, on s’instruisait encore en revenant sur l’histoire de la journée. Chacun apportait ses observations et le fruit de son expérience. Les jeunes gens entendaient avec avidité les récits de leurs anciens, qui avaient pris part à quelque action de guerre dans les dernières luttes de l’empire, ou qui avaient assisté à quelque grande catastrophe maritime. L’instruction qui s’acquiert ainsi entre camarades et comme en se jouant, sans que rien en fasse un devoir, n’est pas du tout à dédaigner : c’est quelquefois celle qui laisse la trace la plus durable. Comment ne pas écouter avec un profond intérêt la voix d’un vieil officier que l’injustice du sort a laissé presque au même rang que ceux qui entrent dans la carrière, et qui raconte à de jeunes camarades ce qu’il a fait ou vu avant qu’ils fussent nés ? comment à cette heure, et en présence des lieux immortalisés par la poésie antique, cette voix simple, racontant sans emphase un rôle quelquefois héroïque joué dans les drames émouvans de la vie maritime, n’aurait-elle pas parlé puissamment à de jeunes imaginations ? Ainsi se passaient nos soirées jusqu’au moment où, la nuit tombée, le pont était laissé aux gens de quart chantant en chœur, et à l’officier de service interrompant par habitude sa promenade saccadée pour jeter un regard inquiet de l’horizon sur ses voiles et de ses voiles sur le compas.

Mais les événemens avaient marché en Orient pendant notre station au cap Baba, et notre attente n’y devait pas être de longue durée.

Le 3 juillet, nous vîmes paraître dans le canal de Ténédos un bâtiment couvert de voiles, que les timonniers déclarèrent être un bâtiment de guerre : c’était le brick le Bougainville. Bientôt ses voiles hautes disparurent comme par enchantement, et l’on vit à leur place voler en l’air quelques chiffons de toute couleur, dont le sens fut aussitôt déchiffré ; ce sens était : « Dépêches pressantes pour l’amiral. » On peut dire qu’en un instant il se fit une révolution à bord. Tout le monde sut qu’il arrivait des nouvelles importantes, et ce fut d’un bout à l’autre du vaisseau comme une étincelle électrique. Il n’y avait qu’une pensée, c’était de savoir si le moment était venu qui allait récompenser nos peines et changer nos jeux en une ardente réalité. L’amiral lui-même ne put maîtriser son impatience. Il accourut sur le pont, et je le vois encore assis dans un grand fauteuil que son état continuel de souffrance l’avait obligé de se faire apporter, attachant un regard brûlant sur le point vague, noyé dans la brume du soir, où sa noble ambition semblait lire à l’avance les grandes choses qu’il eût accomplies sans doute, si Dieu l’avait permis.

M. l’amiral Lalande, qui commandait alors la station navale du Levant, était un homme encore dans la force de l’âge. Des infirmités précoces, gagnées en poursuivant sans relâche la rude carrière du marin, avaient brisé son corps ; mais son esprit, toujours jeune, n’avait rien