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Nassau. Il s’était distingué dans plusieurs semblables rencontres. Un jour, à ce que raconte Tallemant[1], se battant contre un matamore qui se mit sur le bord d’un petit fossé et dit à d’Estrades : Je ne passerai pas ce fossé; et moi, dit d’Estrades en faisant une raie derrière soi avec son épée, je ne passerai pas cette raie. Ils se battent : d’Estrades le tue. Il fut employé tour à tour et avec un égal succès à la guerre et dans la diplomatie, et devint maréchal de France en 1675. Le second du duc de Guise était le marquis de Bridieu, qui, en 1649 et 1650, ayant pris parti pour le roi, défendit admirablement une importante place forte de la frontière de Flandre contre l’armée espagnole et contre Turenne, et pour cette belle défense, où il y eut vingt-quatre jours de tranchée ouverte, fut fait lieutenant-général.

On convint que l’affaire aurait lieu à la Place-Royale, théâtre accoutumé de ces sortes de combats qu’ils avaient mille fois teint du meilleur sang. C’est aussi à la Place-Royale qu’habitaient les plus grandes dames, la fleur de la galanterie, Marguerite de Rohan, Mlle de Guimenée, Mme de Chaulnes, Mme de Saint-Géran, Mme de Sablé, la comtesse de Maure et tant d’autres, sous les yeux desquelles ces légers et vaillans gentilshommes se plaisaient à croiser le fer[2]. Beaucoup

  1. Tome V, p. 230.
  2. La Place-Royale, avec ses environs, était le beau quartier d’alors. Commencée en 1604 sur les ruines du palais des Tournelles par Henri IV, elle fut achevée en 1612. C’est, comme on le sait, un grand carré ou plutôt un rectangle bordé de tous côtés par trente-sept pavillons soutenus par des piliers formant une galerie qui règne tout autour de la place. Au milieu était un vaste préau divisé en six beaux tapis de gazon. Il n’y avait point encore l’agréable allée de filleuls qu’on y a plantée depuis, ni les quatre utiles mais très mesquines fontaines qu’on y voit aujourd’hui. Au centre était la statue équestre de Louis XIII. Sur une des faces du piédestal de marbre blanc, on lisait cette inscription : « Pour la glorieuse et immortelle mémoire du très grand et invincible Louis-le-Juste, XIIIe du nom, roi de France et de Navarre, Armand, cardinal de Richelieu, son principal ministre, a fait élever cette statue pour marque éternelle de son zèle, de sa fidélité et de sa reconnaissance en 1639. » Sous Louis XIV, ce beau square fut entouré d’une grille d’un travail excellent. Que d’événemens publics et domestiques n’a pas vus cette place, que de nobles tournois, que de duels atroces, que d’aimables rendez-vous! Quels entretiens n’a-t-elle pas entendus dignes de ceux du Décaméron, que Corneille a recueillis dans une de ses premières comédies et dans plusieurs actes du Menteur! Que de gracieuses créatures ont habité ces pavillons ! quels somptueux ameublemens, que de trésors d’un luxe élégant n’y avaient-elles pas rassemblés! Que d’illustres personnages en tout genre n’ont pas monté ces beaux escaliers! Richelieu et Condé, Corneille et Molière ont cent fois passé par là. C’est en se promenant sous cette galerie que Descartes, causant avec Pascal, lui a suggéré l’idée de ses belles expériences sur la pesanteur de l’air. C’est là aussi qu’un soir, en sortant de chez Mme de Guimenée, le mélancolique de Thou reçut de Cinq-Mars l’involontaire confidence de la conspiration qui devait les mener tous deux à l’échafaud. En arrivant à la Place-Royale par sa véritable entrée, la Rue-Royale, du côté de la rue Saint-Antoine, on trouvait, à l’angle de droite, l’hôtel de Rohan, habité d’abord par la vieille duchesse douairière, veuve de ce grand duc de Rohan, l’un des premiers généraux et le plus grand écrivain militaire du commencement du XVIIe siècle; à celle-ci succéda naturellement la belle et riche Marguerite, que le chevalier de Chabot captiva et épousa en 1645. A l’angle de gauche était l’hôtel de la belle duchesse de Chaulnes, une des amies de Mme de Sévigné, dont on peut voir le portrait à Versailles, et dont Bois-Robert a célébré les magnifiques appartemens. Aux deux autres coins de la place étaient, à droite, du côté de la rue des Tournelles et du boulevard, l’hôtel Saint-Géran, et à gauche, du côté de la rue Saint-Louis, l’hôtel qu’habitait Richelieu avant d’avoir fait bâtir et achever le Palais-Cardinal. Les deux galeries latérales étaient remplies par des hôtels qui n’étaient pas indignes de ceux-là. Il y avait l’hôtel de M. de Nicolaï, celui de M. des Hameaux, etc. Nous savons certainement que Mme de Sablé demeurait à la Place-Royale, ainsi que la comtesse de Maure, avec Mlle de Vandy ; mais la difficulté serait de découvrir les habitans de tous les autres pavillons, et de faire ainsi une histoire exacte et complète de la Place-Royale, au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Nous indiquons ce sujet d’études à quelque élève de l’École des chartes ou à quelque jeune artiste : ils y trouveraient la matière des plus fines recherches ainsi que des descriptions les plus charmantes, et une gloire modeste ne leur manquerait pas après quelques années du travail le plus attrayant. Voyez, sur la Place-Royale, Félibien, t. II, le plan de Gomboust de 1652, et la description de Sauval, t. II, p. 624, etc. On se servirait utilement de la pièce de vers de Scarron, Adieux aux Marais et à la Place-Royale, édit. d’Amsterdam, de 1752, t. VII, p. 29-35.