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Avant même le mariage de cette princesse, il estoit au mieux avec elle. On dit qu’il se servit d’un moyen assez fin et fort extraordinaire pour lui déclarer sa passion. Le roman de Polexandre[1] estoit fort à la mode et fort en vogue, mais principalement à l’hostel de Condé, qu’on regardoit alors comme le temple de la galanterie et des beaux esprits. Le duc d’Enghien lisoit ce livre à toute heure, et, y trouvant une lettre tendre et passionnée, il la montra à Coligny, pour lequel il n’avoit rien de caché. Celuy-ci sut profiter d’une occasion si favorable, et proposa au duc d’Enghien d’en faire une copie pour la mettre adroitement dans la poche de la duchesse. Il ne se passoit presque pas de jour qu’il n’y eût à l’hôtel de Condé quelque espèce de feste, et l’on y dansoit presque tous les soirs. La proposition fut acceptée, et Coligny s’estant volontiers chargé de copier cette lettre, il la donna au duc d’Enghien. Ce jour-là, tout le monde estoit paré, et la duchesse brilloit de mille rayons. Le bal commença de bonne heure, et le duc, ayant pris la main de sa sœur, exécuta aysément leur dessein. Je ne scay pas davantage, mais il y a apparence que la lettre fut lue et que la duchesse ne s’en plaignit pas. »

Pendant que les jeunes gens se livraient ainsi aux plaisirs de la galanterie, de graves événemens changeaient la face de la cour et de la France.

Richelieu était mort le 2 décembre 1642, après avoir vu Cinq-Mars monter sur un échafaud, le comte de Soissons enseveli dans sa victoire de la Marfée, et le duc de Bouillon contraint de rendre à la royauté la principauté de Sedan. A peine avait-il fermé les yeux, que ses ennemis avaient repris leurs desseins et leurs espérances. Fidèle à son ministre jusqu’après la mort, Louis XIII les contint quelque temps. Il employa Mazarin, que le cardinal lui avait donné, et continua sa politique en l’adoucissant; mais il ne lui survécut pas même une année. Le 14 mai 1643, il alla le rejoindre, laissant un roi de quatre ans, la régence aux mains d’une femme, notre frontière du Nord menacée, les factions frémissantes, et, pour soutenir le fardeau des affaires, le duc d’Orléans et le prince de Condé heureusement unis dans le conseil de régence, Mazarin à la tête du cabinet, et le duc d’Enghien à la tête de l’armée. C’en fut assez pour sauver la France.

Le duc d’Enghien reçut en Flandre, avant tout le monde, par un courrier extraordinaire, la nouvelle de la mort du roi. Il craignit que cette nouvelle n’enflât le courage des Espagnols et ne diminuât celui des Français; il prit la résolution de la cacher et de précipiter l’inévitable bataille où devaient se jouer les destinées de la patrie. Perdue,

  1. Le Polexandre de Gomberville parut en 1637, Ce roman eut un grand succès et en peu de temps plusieurs éditions; la meilleure et la plus complète est celle de 1645, en cinq parties, formant huit volumes.