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elles laissent beaucoup à désirer pour la précision des formes. L’œil le plus attentif découvre à grand’peine ce qu’il a devant lui. La Muse comique et la Muse sérieuse de la fontaine Molière ne sont et ne seront jamais qu’une débauche de talent. Qui pourrait nier la souplesse prodigieuse des draperies? Qui oserait assigner à ces deux masques vulgaires un sens déterminé? Qui pourrait voir dans ces deux femmes à l’attitude provoquante la Muse de la comédie et la Muse du drame, la personnification des deux pensées qui se sont révélées par les Femmes savantes et par le Misanthrope? pour peu qu’on prenne la peine de les étudier, il est impossible de ne pas découvrir dans ces deux figures deux types de lorettes; c’est une double méprise sur laquelle je ne veux pas insister. Les figures de la fontaine de Nîmes ne sont pas mieux conçues que les deux Muses de la fontaine Molière, et je renonce à les analyser. Quant aux douze Victoires exécutées par Pradier pour le tombeau de Napoléon, il m’est impossible de les passer sous silence, car ces Victoires, soit par leur destination, soit par le prix du travail, commandent l’attention la plus sévère. Or, j’ai regret de le dire, ces figures sont indignes du nom qui les a signées. Je me rappelle encore l’étonnement et l’indignation de Drölling en présence de ces Victoires. « Nous n’avons, me disait-il, qu’une seule manière d’exprimer notre opinion, c’est de déclarer qu’elles ne sont pas de Pradier. Lui attribuer de tels ouvrages serait faire injure à son talent. » Et en effet l’avis de Drölling prévalut. La commission nommée pour l’examen des travaux et de la comptabilité décida d’une voix unanime qu’elle n’acceptait pas les Victoires du tombeau comme l’œuvre de Pradier. Comment croire que l’homme à qui nous devons tant de compositions ingénieuses ait conçu ces figures si complètement dépourvues de caractère? Et pourtant j’ai vu les esquisses de ces figures. C’étaient des esquisses et non des modèles, et je conçois très bien que le praticien n’ait pas réussi à les quadrupler; car, lorsqu’il s’agit de l’emploi du compas, il faut des modèles et non des esquisses. Quand on pense que le prix de ces Victoires s’élève à deux cent quarante mille francs, on se demande comment ces ébauches ont pu être acceptées. Si Pradier n’eût jamais signé que des œuvres pareilles, son nom ne laisserait aucune trace dans la mémoire de ses contemporains, et la postérité ne le connaîtrait pas. Il avait pour modèles les Victoires du temple d’Érecthée, que nous possédons à l’École des Beaux-Arts, et pourtant il n’en a tenu aucun compte. Il nous a donné des figures qui n’ont rien à démêler avec la sculpture monumentale. Le silence, en pareil cas, équivaudrait au mensonge; c’est pourquoi je ne me tais pas.

Si maintenant j’essaie de marquer la place de Pradier dans l’histoire de l’art français, ma tâche ne sera pas difficile. Dans l’exécution, c’est un homme de premier ordre; dans la conception, c’est un homme