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que je conseille aux statuaires l’imitation servile de l’antiquité : je ne comprends pas l’art sans l’indépendance ; mais, lorsqu’il s’agit de traiter un sujet emprunté à la mythologie grecque, il est toujours sage d’interroger la Grèce sur l’attitude, sur le caractère des figures dont le groupe doit se composer. Or, c’est là précisément ce que Pradier paraît avoir négligé. Je me rappelle très nettement l’accueil fait à ses Trois Grâces. Ceux qui ne connaissaient que le groupe de Canova, beaucoup trop vanté assurément, mais dont la disposition symétrique ne pouvait manquer de séduire les esprits frivoles, admiraient à l’envi la réalité que Pradier avait su mettre dans tous les morceaux ; ils vantaient son empressement et son habileté à reproduire les moindres détails de la nature, et, si la lâche de l’art se réduisait à l’imitation pure, je ne pourrais que m’associer à leurs louanges. Quant aux hommes plus éclairés qui avaient étudié le groupe des Trois Grâces conservé dans la sacristie de la cathédrale de Sienne et le même sujet traité par Germain Pilon, ils s’apercevaient avec regret que Pradier venait de violer une des premières lois de son art : la chasteté. Tous ceux en effet qui ont médité sur les lois de la statuaire savent très bien qu’une des premières conditions de la nudité absolue est de s’adresser à la pensée et non d’exciter l’ardeur des sens. Canova, dans sa Vénus qui se voit au palais Pitti, n’a tenu aucun compte de cette condition, aussi sa Vénus n’est qu’une grisette bien portante. La Vénus de Milo, souverainement belle, excite l’admiration sans éveiller le désir. Dans les Grâces de Pradier, la beauté proprement dite semble complètement négligée : l’auteur a voulu faire les Grâces jolies et désirables. Si l’on consent à se placer à ce point de vue, d’ailleurs très mesquin, il est certain que les Grâces de Pradier sont un groupe très digne d’étude : rarement le ciseau a transcrit avec une telle fidélité les détails de la nature ; mais, si l’on veut juger ce groupe d’après les lois de la statuaire, on est forcé de n’y voir qu’un ouvrage d’un mérite secondaire. Ce n’est pas là un groupe digne de figurer dans une galerie ; c’est une fantaisie gracieuse dont la place est marquée dans un boudoir. Vainement me citera-t-on, pour absoudre Pradier, l’exemple de Guglielmo della porta, dont les figures, admirées dans leur nudité, ont dû être voilées pour ne pas éveiller dans l’ame des fidèles des pensées profanes : l’argument, loin de me convertir, me confirmerait dans une croyance, car la beauté vraie n’a rien à démêler avec le trouble des sens. Si les figures de Guglielmo della porta placées dans la Tribune de Saint-Pierre eussent été vraiment belles, elles n’auraient détourné personne de la prière, et le pape n’eût pas commandé de les voiler. Je dirai la même chose des Grâces de Pradier. Si, au lieu d’être jolies et quelque peu mignardes, elle nous charmaient par l’harmonie, par la pureté des lignes, personne ne songerait à les regarder d’un œil curieux, comme les esclaves exposées dans les bazars d’Orient.