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Les sculptures qu’il a exécutées pour le Louvre et la statue équestre d’Henri IV démontrent clairement qu’il n’a jamais deviné, jamais entrevu la suprême beauté. Cependant, quelle que fût la sécheresse de sa manière, quelle que fût l’indigence de ses idées, il ne manquait pas d’une certaine adresse dans le maniement de l’ébauchoir et du ciseau, et je crois que Denon agissait sagement en plaçant Pradier chez Lemot; car les statuaires du consulat et de l’empire, dont les noms sont presque oubliés aujourd’hui, mais que nous pouvons juger par leurs œuvres, ne comprenaient guère mieux que Lemot le but de l’art qu’ils pratiquaient, et ne le surpassaient pas dans la partie matérielle, dans le métier. Confié aux soins de Chaudet ou de Cartelier, il est probable que Pradier n’eût pas fait des progrès plus rapides que dans l’atelier de Lemot.

Au bout de quelques mois, il avait gagné l’amitié de son maître par son ardeur au travail et son aptitude singulière pour l’imitation du modèle. A peine âgé de vingt-deux ans, il concourut pour le grand prix de Rome et obtint une médaille d’or. L’année suivante, son bas-relief d’Ulysse et Néoptolème lui ouvrait les portes de l’Italie. Ainsi, à vingt-trois ans, l’élève de Lemot allait se trouver en présence des chefs-d’œuvre de l’art antique. C’était là sans doute un grand bonheur pour Pradier, une occasion féconde qu’il a su mettre à profit. Nous devons regretter qu’avant d’interroger les musées du Vatican et du Capitole, les galeries des Offices et du palais Pitti, il n’ait pas reçu les leçons d’un maître plus savant et plus habitué à la méditation, capable en un mot de lui inspirer le goût et la passion de l’originalité. Lemot pratiquait la sculpture plutôt avec la persévérance d’un homme industrieux qu’avec l’ardeur d’un homme épris de la forme et qui veut lutter de grâce et d’élégance avec les artistes grecs. Il enseignait patiemment ce qu’il savait, mais son savoir n’allait pas très loin. Quant à la partie purement intellectuelle de son art, il ne s’en préoccupait guère, et je ne m’étonne pas que Pradier, en quittant l’atelier de Lemot, ait attaché plus d’importance au travail de la main qu’au travail de la pensée. C’était la conséquence nécessaire des leçons qu’il avait reçues. Pour tenter une autre voie, pour rendre à la pensée l’importance qui lui appartient, pour soumettre l’ébauchoir et le ciseau à la seule volonté vraie, c’est-à-dire à la volonté préconçue, il eût fallu réagir violemment contre les habitudes du maître, et c’était, pour un jeune homme de vingt-trois ans, une tâche bien difficile. Cependant la lecture des poètes avait développé en lui un goût fort vif pour les temps héroïques de la Grèce, et l’on pouvait espérer que ce goût, excité par les chefs-d’œuvre de l’art antique, se traduirait plus tard en méditations, en compositions lentement conçues; on pouvait croire que la poésie le mènerait à la pensée, comme la peinture et la statuaire le