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que l’individu s’enrichisse et devienne propriétaire, qu’il retranche de temps à autre quelques satisfactions à ses vices et à ses habitudes sensuelles. L’ambition prend insensiblement chez les émigrans le dessus sur leurs anciennes habitudes et leurs mœurs; la démoralisation fait place peu à peu au travail, à l’économie; la nécessité de la persévérance établit dans ces nouvelles mœurs une sorte de tradition. et, au bout de quelques années, ce sont des populations nouvelles ayant un autre caractère, une manière d’entendre la vie qu’elles doivent aux circonstances imprévues dans lesquelles elles se sont trouvées, à la nature des relations nouvelles qu’elles ont dû nouer avec les habitans du pays, à l’originalité des lieux et des paysages, manière de vivre qui, transmise à leurs descendans et façonnée par le temps, passera de ces buttes et de ces fermes des prairies de l’ouest dans de vastes cités, et deviendra la loi et la sagesse de nations futures. Cette moralisation rapide des races européennes démoralisées et corrompues, devenues sauvages au sein même de la civilisation, s’observe jusque chez le plus avili et le plus dégradé des peuples, chiez les Irlandais, dont la Grande-Bretagne ne peut venir à bout, et qui, transportés en Amérique, tout en gardant leurs qualités naturelles, se débarrassent facilement de leur abjection, et font d’aussi bons fermiers, d’aussi excellens aventuriers que les Américains eux-mêmes.

L’émigration aura pour les États-Unis de bien autres conséquences encore, et dès aujourd’hui on peut prévenir les états européens que cette foule d’exilés volontaires sera d’ici à quelques années la force militaire véritable de l’Amérique du Nord. Quand les Yankees auront besoin de commettre quelque injustice, soit afin d’échapper à leurs difficultés intérieures, comme on l’a vu dans l’affaire du Texas et dans la guerre du Mexique, soit pour accroître le nombre des États et étendre leur domination, les remuantes populations de l’ouest ne leur manqueront pas; les expéditions sans cesse tentées contre Cuba en sont une preuve. De long-temps l’Union ne possédera une armée régulière permanente comme les armées régulières de notre Europe, mais elle possédera et elle possède déjà une armée irrégulière. Dans quelques années, il est facile de voir qu’elle aura à son service une armée de trois ou quatre millions d’aventuriers propres à tout faire, capables de tout, peu scrupuleux sur le choix des moyens, une masse abondante et pressée de poitrines à livrer aux balles et de têtes à faire casser pour la satisfaction de son ambition. Les sentimens de rancune ou de haines que nourrissent naturellement les émigrans contre leurs anciennes patries servent merveilleusement déjà l’audace et la propagande des Américains; plus tard, ils leur serviront de moyens de conquête. Ce n’est encore là qu’un résultat éloigné; mais il y en a d’autres plus actuels et plus sensibles : l’émigration a pour effet non-seulement de défricher les prairies, mais encore et bien plus d’accroître les