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des énigmes; nous comprenons difficilement le caractère, les mœurs, la politique américaine : ce n’est qu’en nous plaçant en dehors de nous-mêmes que nous pouvons les comprendre; si nous essayions de les juger avec notre nature propre, nous n’y parviendrions jamais. Pour un écrivain ou un homme politique anglais, toutes ces difficultés n’existent point.

Au sein des classes populaires, l’union dont nous parlons est depuis long-temps accomplie. Grâce à l’émigration, il n’y a guère dans les trois royaumes de famille de paysan et d’artisan, même de famille des classes moyennes inférieures, qui n’ait quelqu’un des siens parmi les colons américains et les ouvriers des manufactures de New-York ou de Boston. L’Amérique est ainsi rattachée à l’Angleterre non-seulement par les liens du sang en vertu de leur commune origine, mais en quelque sorte par les liens de la famille, par les plus puissans et les plus doux sentimens, qui établissent un échange perpétuel de souvenirs et d’affections entre les deux nations. Le peuple anglais, habitué à un gouvernement libéral, mais aristocratique, retrouve en Amérique son gouvernement libéral sans prépondérance oligarchique; il s’y trouve tout-à-fait à l’aise, et il y est pour ainsi dire plus chez lui, plus at home que dans sa propre patrie. Rien ne fait mieux comprendre l’identité des deux peuples que la rapidité avec laquelle se propagent en Angleterre les folies que l’on pourrait supposer essentiellement américaines. Le mormonisme compte de nombreux adeptes parmi les ouvriers des villes manufacturières, et la colonie des mormons, chassés de toutes les villes en Amérique, s’est accrue, dans ces dernières années, d’un grand nombre d’émigrans anglais venus exprès d’Angleterre pour aller se joindre à cette secte bizarre. D’un autre côté, la contre-partie du mormonisme, la secte des shakers, qui, tout aussi extravagante que la secte des mormons, est en revanche douce et mystique, est arrivée en Amérique toute fabriquée d’Angleterre, grâce aux songes d’une certaine Anne Lee de Manchester, qui, au siècle dernier, reçut, par inspiration divine, la mission d’aller en Amérique pour y proclamer sa révélation. Dans les classes supérieures de la société, dans les classes politiques, lettrées et commerçantes, l’antagonisme subsiste encore, et l’union est plus lente à s’accomplir. Les classes politiques craignent naturellement pour l’Angleterre, les classes commerçantes craignent pour leurs intérêts, et les lettrés, s’autorisant de l’aveu et des plaintes que les écrivains d’Amérique leur envoient sur la grossièreté et la barbarie des Américains, se raillent d’un pays où rien n’est soumis au contrôle d’une minorité éclairée. Toutefois le ton railleur et l’indignation des voyageurs anglais d’il y a dix ou douze ans commence à être remplacé par la déférence, l’admiration et l’impartialité. Les récits de miss Martineau et de Charles Dickens sont depuis long-temps passés