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parlent de démocratie et même quelquefois de république; elles s’étonnent et restent stupéfaites en face l’une de l’autre en voyant combien diffère leur manière de prononcer le moderne shiboleth qui s’appelle démocratie; elles n’en sont encore qu’à l’étonnement, mais déjà perce la défiance, et l’heure inévitable approche où elles commenceront la lutte la plus sérieuse qui se soit livrée dans le monde, si sérieuse qu’il faudra que, pour que l’une vive, l’autre disparaisse; cela est fatal comme les lois de la pesanteur et de la lumière. Il ne peut y avoir ni accord ni trêve entre l’humble, l’obéissant, le timide esprit d’égalité et l’impérieux, l’aristocratique esprit de liberté.

Nous marcherons au-devant d’une objection qu’on ne manquerait pas de nous faire : l’égalité existe en Amérique, elle est passée dans les mœurs et reconnue dans les lois. Oui, sans doute; seulement ce que les Américains entendent par ce mot d’égalité est justement l’inverse de ce que nous entendons. L’égalité, aux États-Unis, n’est que l’arme de la liberté, son moyen de défense et de sécurité; ce que nous entendons par égalité n’est guère autre chose que le nivellement. L’égalité, aux États-Unis, peut s’interpréter ainsi : j’entends n’être pas plus gêné que mon voisin dans les entreprises qu’il me plaira de tenter; j’entends avoir le droit de braver les mêmes hasards, d’oser autant et plus que lui, de donner une aussi libre carrière à mes facultés, d’acquérir autant que lui et plus que lui, si cela m’est possible, et je défends qu’aucun intermédiaire vienne se placer entre nous deux pour le protéger lui contre moi et moi contre lui. Comprendre ainsi l’égalité, c’est, on le voit, laisser simplement le champ libre à la liberté, à la concurrence, à la guerre; c’est transporter la politique de neutralité des relations internationales dans les relations de la vie civile; c’est en un mot donner aux libertés individuelles en lutte ce qu’on appelle dans la langue politique américaine fair play (beau jeu, libre jeu), et les laisser montrer la valeur relative de leurs forces. Ce n’est pas ainsi que nous entendons l’égalité; ce mot implique toujours chez nous une pensée de protection d’abord et par suite la nécessité d’un intermédiaire et d’un souverain juge, qui, sous le nom de dictateur, de roi, d’état, intervient pour prévenir, arrêter, punir, contrarier les empiétemens des individus les uns sur les autres. Ces deux manières différentes de comprendre l’égalité ont deux résultats nécessairement opposés et ennemis : l’une, la nôtre, nous conduit à admettre que les facultés de l’individu ne lui appartiennent pas, mais appartiennent à la société, que ses services, ses talens ne lui constituent aucun droit, aucun privilège, et qu’il remplit tout simplement une fonction en exerçant ses talens; l’autre conduit les Anglo-Saxons à considérer l’exercice de ces talens comme constituant un droit, et les services rendus comme constituant un privilège auxquels personne n’a la puissance de porter atteinte. On pourrait appeler cette égalité l’aristocratie