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perdu, au cœur des impénétrables forêts de la Germanie, il pouvait à peine comprendre ce qui lui était arrivé. Pendant quelque temps, ses pensées furent trop vagues et trop confuses pour être bien douloureuses ; mais bientôt se dissipa l’étourdissement où l’avaient jeté son brusque enlèvement et sa translation rapide à travers des solitudes inconnues, et, comme on sent la souffrance à mesure qu’un membre blessé se refroidit, il sentit l’horreur de sa situation à mesure que son esprit agité se calmait. Alors il songea à son père livré à des travaux pénibles pour sa vieillesse, exposé à des traitemens intolérables pour son orgueil. Loin des petites circonstances qui pouvaient par momens mettre entre eux quelque froideur, la nature parla seule, et les entrailles de Lucius furent déchirées à la pensée de son vieux père souffrant le froid, la faim, ou accablé d’humiliations par les Barbares. Il donna un regret sincère au pauvre Capito, si peu préparé par la frivolité de sa vie aux graves infortunes. Lui-même il avait fui depuis long-temps les pensées sérieuses ; à défaut des croyances qui soutiennent, il avait cru par sa légèreté pouvoir éviter les maux réels. Maintenant qu’une réalité terrible était venue le frapper, il était contre elle sans armes. Assis dans son palais d’Alexandrie ou à la table opulente de son père, il pouvait railler agréablement les opinions et les travers des hommes : ce désenchantement avait son charme, cette amertume avait sa douceur ; mais quelle parole railleuse trouverait-il dans son isolement, en présence de labeurs ignobles ou de grossiers outrages ? Contre de tels maux il n’y avait pas de distraction possible. Des convictions morales auraient pu seules les faire supporter, et toutes les convictions avaient été déracinées par le doute dans l’âme de Lucius. Le doute a une apparence de grandeur et de force tant que la vie est facile ; mais douter du malheur lorsqu’il vient est impossible ; il est funeste de ne pas croire à autre chose quand on est forcé de croire à lui. Alors il n’y a plus qu’à mourir, et c’est le parti que prit froidement Lucius. Il choisit un lieu commode, abrité par un beau chêne, d’où l’on avait une perspective agréable et pittoresque ; il tira de son doigt son anneau, s’assura que le poison était toujours là, et, délivré de toute inquiétude, il se coucha sur la mousse pour se recueillir dans un sentiment de volupté et savourer par la pensée la mort avant de la goûter. En ce moment solennel pour les âmes les plus légères, Lucius éprouva une impression étrange : il lui semblait sentir le vieux monde romain expirer avec lui ; il s’abandonnait avec charme à cette illusion, et, fermant les yeux, il s’absorbait dans la pensée de la destinée universelle s’affaissant au sein du vide infini avec sa propre destinée. Seule, l’image d’Hilda flottait dans ces ténèbres. Quand il rouvrit les yeux pour saluer une dernière fois, à la manière antique, la lumière du jour avant de la quitter, il vit la jeune chrétienne debout devant lui et qui le regardait.