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descendent des milliers de ruisseaux qui, après avoir fertilisé la plaine, vont alimenter la lagune. Le Passig aspire par une triple bouche ces eaux gonflées, et quelques lieues plus loin les rejette à la mer. D’une extrémité à l’autre du lac de Bay, on peut compter près de vingt-cinq milles. C’est une véritable mer intérieure, très profonde sur certains points, qui a ses vagues, ses tempêtes et souvent aussi ses naufrages. Des bateaux à vapeur sillonneront un jour le lac de Bay : quand ce jour-là sera venu, Manille aura peut-être cessé d’être la ville la plus importante des Philippines. Aujourd’hui les villages de la Laguna n’ont encore que des communications très lentes et très difficiles avec la mer. Pour entrer dans le Passig, il faut franchir une barre qu’on pourrait sans doute faire disparaître, et qui arrête quelquefois des jours entiers près de ce passage critique les lourdes barques auxquelles est réservée la navigation du lac.

Au mois de mars, le temps est généralement si beau, que nous n’hésitâmes point à nous aventurer sur cette méditerranée dans deux bancas du Passig, montées chacune par quatre rameurs indiens. Avec le toit de bambou qui les couvre dans toute leur longueur, ces bancas composent une des embarcations les moins sûres qu’on puisse imaginer. Si une lame venait à les emplir, si, au moment où elles livrent à la brise leur petite voile de natte, une soudaine rafale les faisait chavirer, je ne sais trop par quel procédé on parviendrait à sortir de l’espèce de porte-cigares dans lequel on se trouve enfermé.

Nous partîmes de Manille une ou deux heures avant le coucher du soleil, afin de pouvoir traverser le lac de Bay à la faveur du calme profond qui règne ordinairement pendant la nuit. Nos rameurs, armés chacun d’une pagaie, étaient dans toute l’ivresse du départ. Les pirogues volaient sous l’effort des larges pelles qui battaient l’eau du Passig à coups redoublés, ou, pour mieux dire, qui s’y enfonçaient comme la pioche du mineur quand il a senti l’approche du filon. Nous suivions de très près la rive droite du fleuve, afin de refouler plus aisément le courant. S’abandonnant au contraire au fil de l’eau, de nombreux bateaux descendaient vers Manille, les uns remplis de passagers, d’autres chargés d’herbe fraîche, d’autres enfin soutenant de chaque bord une longue file de bœufs qui, attachés par les cornes, venaient de traverser la lagune à la nage. Notre vitesse cependant se ralentissait peu à peu. Nous ne pûmes atteindre le village de Passig avant la nuit; ce village fut notre première étape. Il faut au Tagal trois repas par jour, et l’heure du souper de nos bateliers était arrivée : sobre souper s’il en fut, car il ne devait se composer que de riz gonflé dans de l’eau bouillante.

Nous ne pûmes nous empêcher d’admirer la rapidité et l’industrie avec lesquelles nos Indiens firent les apprêts de leur frugal repas. Pour batterie de cuisine, ils n’avaient qu’un vieux pot de terre noir et