Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

destinée à servir de contre-poids à cette omnipotence, est à la fois le tribunal supérieur qui juge en dernier ressort les causes civiles et criminelles et le conseil de gouvernement dont le capitaine-général doit prendre l’avis avant d’adopter aucune mesure importante. Dans les provinces, des préfets, sous le nom d’alcades, sont investis par le capitaine-général de tous les pouvoirs civils et militaires. Ces alcades sont souverains dans toute l’acception du mot. Ce sont eux qui président à la répartition du contingent de la milice, qui surveillent l’entretien des routes et la perception des impôts, qui rendent aussi la justice en première instance. Jusqu’en 1845, les alcades eurent le privilège de faire le commerce pour leur propre compte : cette faculté, source de mille abus, leur fut retirée par un ordre de la cour, et à des profits trop souvent illégitimes on substitua une augmentation de traitement. Pour délégués de leur autorité dans les divers villages de la province, ces préfets espagnols n’ont que des agens indigènes. L’Espagne a emprunté ce rouage indispensable à l’état social qu’elle était appelée à transformer.

En débarquant dans l’île de Luçon, les compagnons de Legaspi n’y trouvèrent point, comme les Hollandais dans l’île de Java, de grand centre politique. Tout au plus quelques rajahs avaient-ils réussi à faire reconnaître leur suprématie par un certain nombre de tribus. Le morcellement de l’autorité était infini. Chaque bateau ou barangay qui avait abordé sur la côte de Luçon y avait transporté un chef, — le dato, — et quarante ou cinquante subalternes, — timaguas. — Telle avait dû être l’origine d’une aristocratie héréditaire et d’une classe inférieure qui évitaient avec soin de se confondre. Les querelles intestines avaient ajouté à ces deux catégories la classe des esclaves. Les Espagnols abolirent l’esclavage et reconnurent le droit exclusif de l’aristocratie indienne aux privilèges politiques. Chaque dato fut chargé, sous le nom de cabeza de barangay, de maintenir le bon ordre et l’harmonie au sein des cinquante familles dont on lui laissa la direction. Ce fut lui qui répartit les corvées, régla les différends et fut chargé du recouvrement de l’impôt, dont il fut lui-même affranchi ainsi que son premier-né. Il s’appela le señor don Juan ou don Pedro, et prit rang parmi les principales. Lorsque l’absence d’héritiers mâles rendit une cabeceria vacante, lorsque le développement de la population vint accroître le nombre des barangaïs, ce fut sur la proposition de tous les chefs du village que fut nommé par l’autorité supérieure de la province le nouveau membre de cette aristocratie locale. Dans quelques provinces, on avait voulu donner satisfaction aux désirs ambitieux des Indiens en fixant à trois années l’exercice de ces fonctions si enviées. Au bout de ce temps, les chefs de barangaïs devenaient cabezas pasados, rentraient dans la classe des principales et laissaient à d’autres les honneurs de