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complètement aux impulsions de la nature: elle ne connaît ni le respect de l’opinion ni le cri secret de la conscience; elle cède à ses appétits, si la crainte ne l’en dissuade. Insouciant et paresseux, inconstant dans ses goûts et dans ses affections, ingrat par apathie plutôt que par malice, l’Indien de Luçon a souvent lassé la patience des missionnaires qui lui apportaient les vérités de l’Évangile. Les pompes du culte catholique ont fini cependant par triompher de son indifférence, et le lien religieux est encore aujourd’hui le seul lien social et politique des Philippines. La solennité du dimanche est, d’une extrémité à l’autre de l’archipel, célébrée par une foi naïve, qui, si elle n’a pu inspirer à ces peuples enfans l’austérité des anachorètes ou les généreuses ardeurs qu’elle éveille souvent dans nos âmes, leur a du moins appris la douceur et la soumission, leur a fait connaître d’autres joies que les voluptés brutales auxquelles obéissait leur instinct.

Chaque village a sa fête patronale, son saint particulier qu’il honore. Manille rend grâces à saint André de la protection que cet apôtre étendit sur elle le 30 novembre 1574. Un chef de pirates chinois, Li-ma-hong, était venu mettre le siège devant les remparts qui achevaient à peine de s’élever sur la rive du Passig. Le conquérant de Luçon, Legaspi, était mort: le trésorier Guido de Labezares lui avait succédé; mais l’épée de la conquête, le bras droit de Legaspi, don Juan de Salcedo, était absent : il se trouvait alors sur la côte occidentale, dans la province d’Ilocos. Don Juan vit passer la flotte qui allait assiéger Manille et la suivit de près avec cinquante-cinq Espagnols. Ce renfort inespéré releva le courage de la garnison; une sortie vigoureuse dispersa les Chinois, et la colonie fut sauvée. C’est en mémoire de ce grand événement que chaque année la bannière royale (le real pendon) parcourt toutes les rues de la ville, portée par l’alferez que le gouverneur-général a choisi parmi les membres de la municipalité. Les troupes sont sous les armes, les autorités ont revêtu leurs plus riches costumes; l’air retentit d’hymnes pieux et de guerrières fanfares. L’étranger qui assiste à de pareilles cérémonies se croit transporté à une autre époque. Le nombreux clergé qui suit l’archevêque, les vierges indiennes vêtues de blanc, les images des saints parées des plus riches atours, les dais de pourpre sous lesquels fument les encensoirs, les branches de feuillage qui jonchent la voie publique, tout cet appareil qui embellit aussi les fêtes de l’Espagne et de l’Italie, souvent même celles de la France méridionale, n’est pas ce qui étonne le plus ses regards. Ce que le voyageur ne remarque pas sans surprise, c’est le sentiment unanime qui remplit cette foule immense : dès que l’hostie sainte se montre aux mains du prêtre, pas un front qui ne se découvre, pas un genou qui ne fléchisse; les tambours battent aux champs, les drapeaux s’humilient : c’est le roi du ciel et de la force qui passe.